Marcel Schwob
Le Livre de Monelle
Monelle me trouva dans la plaine où
j'errais et me prit par la main.
— N'aie point de surprise, dit-elle, c'est
moi et ce n'est pas moi ;
Tu me retrouveras encore et tu me perdras ;
Encore une fois je viendrai parmi vous ;
car peu d'hommes m'ont vue et aucun ne m'a
comprise ;
Et tu m'oublieras et tu me reconnaîtras et
tu m'oublieras.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai des
petites prostituées, et tu sauras le commencement.
Bonaparte le tueur, à dix-huit ans, rencontra
sous les portes de fer du Palais-Royal une
petite prostituée. Elle avait le teint pâle et
elle grelottait de froid. Mais « il fallait vivre »,
lui dit-elle. Ni toi, ni moi, nous ne savons le
nom de cette petite que Bonaparte emmena,
par une nuit de novembre, dans sa chambre,
à l'hôtel de Cherbourg. Elle était de Nantes,
en Bretagne. Elle était faible et lasse, et son
amant venait de l'abandonner. Elle était
simple et bonne ; sa voix avait un son très
doux. Bonaparte se souvint de tout cela. Et je
pense qu'après le souvenir du son de sa voix
l'émut jusqu'aux larmes et qu'il la chercha
longtemps, sans jamais plus la revoir, dans
les soirées d'hiver.
Car, vois-tu, les petites prostituées ne
sortent qu'une fois de la foule nocturne pour
une tâche de bonté. La pauvre Anne accourut
vers Thomas De Quincey, le mangeur
d'opium, défaillant dans la large rue d'Oxford
sous les grosses lampes allumées. Les yeux
humides, elle lui porta aux lèvres un verre
de vin doux, l'embrassa et le câlina. Puis elle
rentra dans la nuit. Peut-être qu'elle mourut
bientôt. Elle toussait, dit De Quincey, le
dernier soir que je l'ai vue. Peut-être qu'elle
errait encore dans les rues ; mais, malgré la
passion de sa recherche, quoiqu'il bravât les
rires des gens auxquels il s'adressait, Anne fut
perdue pour toujours. Quand il eut plus tard
une maison chaude, il songea souvent avec
des larmes que la pauvre Anne aurait pu vivre
là près de lui ; au lieu qu'il se la représentait
malade, ou mourante, ou désolée, dans la
noirceur centrale d'un b... de Londres, et elle
avait emporté tout l'amour pitoyable de son
coeur.
Vois-tu, elles poussent un cri de compassion
vers vous, et vous caressent la main avec
leur main décharnée. Elles ne vous comprennent
que si vous êtes très malheureux ; elles
pleurent avec vous et vous consolent. La
petite Nelly est venue vers le forçat
Dostoïevsky hors de sa maison infâme, et,
mourante de fièvre, l'a regardé longtemps avec
ses grands yeux noirs tremblants. La petite Sonia
(elle a existé comme les autres) a
embrassé l'assassin Rodion après l'aveu de
son crime. « Vous vous êtes perdu ! » a-t-elle
dit avec un accent désespéré. Et, se relevant
soudain, elle s'est jetée à son cou, et l'a
embrassé... « Non, il n'y a pas maintenant
sur la terre un homme plus malheureux
que toi ! » s'est-elle écriée dans un élan
de pitié, et tout à coup elle a éclaté en
sanglots.
Comme Anne et celle qui n'a pas de nom
et qui vint vers le jeune et triste Bonaparte,
la petite Nelly s'est enfoncée dans le brouillard.
Dostoïevsky n'a pas dit ce qu'était
devenue la petite Sonia, pâle et décharnée.
Ni toi ni moi nous ne savons si elle put aider
jusqu'au bout Raskolnikoff dans son expiation.
Je ne le crois pas. Elle s'en alla très
doucement dans ses bras, ayant trop souffert
et trop aimé.
Aucune d'elles, vois-tu, ne peut rester
avec vous. Elles seraient trop tristes et elles
ont honte de rester. Quand vous ne pleurez
plus, elles n'osent pas vous regarder. Elles
vous apprennent la leçon qu'elles ont à vous
apprendre, et elles s'en vont. Elles viennent
à travers le froid et la pluie vous baiser au
front et essuyer vos yeux et les affreuses
ténèbres les reprennent. Car elles doivent
peut-être aller ailleurs.
Vous ne les connaissez que pendant qu'elles
sont compatissantes. Il ne faut pas penser à
autre chose. Il ne faut pas penser à ce qu'elles
ont pu faire dans les ténèbres. Nelly dans
l'horrible maison, Sonia ivre sur le banc du
boulevard, Anne rapportant le verre vide
chez le marchand de vin d'une ruelle obscure
étaient peut-être cruelles et obscènes. Ce
sont des créatures de chair. Elles sont sorties
d'une impasse sombre pour donner un baiser
de pitié sous la lampe allumée de la grande
rue. En ce moment, elles étaient divines.
Il faut oublier tout le reste.
Monelle se tut et me regarda :
Je suis sortie de la nuit, dit-elle, et je
rentrerai dans la nuit. Car, moi aussi, je suis une
petite prostituée.
Et Monelle dit encore :
J'ai pitié de toi, j'ai pitié de toi, mon
aimé.
Cependant je rentrerai dans la nuit ; car il
est nécessaire que tu me perdes, avant de me
retrouver. Et si tu me retrouves, je t'échapperai
encore.
Car je suis celle qui est seule.
Et Monelle dit encore :
Parce que je suis seule, tu me donneras le nom
de Monelle. Mais tu songeras que j'ai
tous les autres noms.
Et je suis celle-ci et celle-là, et celle qui n'a
pas de nom.
Et je te conduirai parmi mes soeurs, qui
sont moi-même, et semblables à des prostituées
sans intelligence ;
Et tu les verras tourmentées d'égoïsme et de
volupté et de cruauté et d'orgueil et de
patience et de pitié, ne s'étant point encore trouvées ;
Et tu les verras aller se chercher au loin ;
Et tu me trouveras toi-même et je me trouverai
moi-même ; et tu me perdras et je me perdrai.
Car je suis celle qui est perdue sitôt
trouvée.
Et Monelle dit encore :
En ce jour une petite femme te touchera de
la main et s'enfuira ;
Parce que toutes choses sont fugitives ;
mais Monelle est la plus fugitive.
Et, avant que tu me retrouves, je t'enseignerai
dans cette plaine, et tu écriras le livre
de Monelle.
Et Monelle me tendit une férule creusée
où brûlait un filament rose.
— Prends cette torche, dit-elle, et brûle.
Brûle tout sur la terre et au ciel. Et brise la
férule et éteins-la quand tu auras brûlé, car
rien ne doit être transmis ;
Afin que tu sois le second narthécophore
et que tu détruises par le feu et que le feu
descendu du ciel remonte au ciel.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai de la
destruction.
Voici la parole : détruis, détruis, détruis.
Détruis en toi-même, détruis autour de toi.
Fais de la place pour ton âme et pour les
autres âmes.
Détruis tout bien et tout mal. Les décombres
sont semblables.
Détruis les anciennes habitations d'hommes
et les anciennes habitations d'âmes ; les
choses mortes sont des miroirs qui déforment.
Détruis, car toute création vient de la
destruction.
Et pour la bonté supérieure, il faut anéantir
la bonté inférieure. Et ainsi le nouveau
bien paraît saturé de mal.
Et pour imaginer un nouvel art, il faut
briser l'art ancien. Et ainsi l'art nouveau
semble une sorte d'iconoclastie.
Car toute construction est faite de débris,
et rien n'est nouveau en ce monde que les formes.
Mais il faut détruire les formes.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai de
la formation.
Le désir même du nouveau n'est que l'appétence
de l'âme qui souhaite se former.
Et les âmes rejettent les formes anciennes
ainsi que les serpents leurs anciennes peaux.
Et les patients collecteurs d'anciennes
peaux de serpent attristent les jeunes serpents
parce qu'ils ont un pouvoir magique
sur eux.
Car celui qui possède les anciennes peaux
de serpent empêche les jeunes serpents de se
transformer.
Voilà pourquoi les serpents dépouillent
leur corps dans le conduit vert d'un fourré
profond ; et une fois l'an les jeunes se réunissent
en cercle pour brûler les anciennes
peaux.
Sois donc semblable aux saisons destructrices
et formatrices.
Bâtis ta maison toi-même et brûle-la toi-même.
Ne jette pas de décombres derrière toi ;
que chacun se serve de ses propres ruines.
Ne construis point dans la nuit passée.
Laisse tes bâtisses s'enfuir à la dérive.
Contemple de nouvelles bâtisses aux
moindres élans de ton âme.
Pour tout désir nouveau, fais des dieux nouveaux.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai des
dieux.
Laisse mourir les anciens dieux ; ne reste
pas assis, semblable à une pleureuse auprès
de leurs tombes ;
Car les anciens dieux s'envolent de leurs
sépulcres ;
Et ne protège point les jeunes dieux en les
enroulant de bandelettes ;
Que tout dieu s'envole, sitôt créé ;
Que toute création périsse, sitôt créée ;
Que l'ancien dieu offre sa création au jeune
dieu afin qu'elle soit broyée par lui ;
Que tout dieu soit dieu du moment.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai des
moments.
Regarde toutes choses sous l'aspect du
moment.
Laisse aller ton moi au gré du moment.
Pense dans le moment. Toute pensée qui
dure est contradiction.
Aime le moment. Tout amour qui dure
est haine.
Sois sincère avec le moment. Toute sincérité
qui dure est mensonge.
Sois juste envers le moment. Toute justice
qui dure est injustice.
Agis envers le moment. Toute action qui
dure est un règne défunt.
Sois heureux avec le moment. Tout bonheur
qui dure est malheur.
Aie du respect pour tous les moments,
et ne fais point de liaisons entre les choses.
N'attarde pas le moment : tu lasserais une
agonie.
Vois : tout moment est un berceau et un
cercueil : que toute vie et toute mort te
semblent étranges et nouvelles.
Et Monelle dit encore : je te parlerai de
la vie et de la mort.
Les moments sont semblables à des bâtons
mi-partie blancs et noirs ;
N'arrange point ta vie au moyen de dessins
faits avec les moitiés blanches. Car tu trouveras
ensuite les dessins faits avec les moitiés
noires ;
Que chaque noirceur soit traversée par
l'attente de la blancheur future.
Ne dis pas : je vis maintenant, je mourrai
demain. Ne divise pas la réalité entre la vie et
la mort. Dis : maintenant je vis et je meurs.
Épuise à chaque moment la totalité positive
et négative des choses.
La rose d'automne dure une saison ; chaque
matin elle s'ouvre ; tous les soirs elle se
ferme.
Sois semblable aux roses : offre tes feuilles
à l'arrachement des voluptés, aux piétinements
des douleurs.
Que toute extase soit mourante en toi, que
toute volupté désire mourir.
Que toute douleur soit en toi le passage
d'un insecte qui va s'envoler. Ne te referme
pas sur l'insecte rongeur. Ne deviens pas
amoureux de ces carabes noirs.
Que toute joie soit en toi le passage d'un
insecte qui va s'envoler. Ne te referme pas
sur l'insecte suceur. Ne deviens pas amoureux
de ces cétoines dorées.
Que toute intelligence luise et s'éteigne en
toi l'espace d'un éclair.
Que ton bonheur soit divisé en fulgurations.
Ainsi ta part de joie sera égale à celle
des autres.
Aie la contemplation atomistique de l'univers.
Ne résiste pas à la nature. N'appuie pas
contre les choses les pieds de ton âme. Que
ton âme ne détourne point son visage comme le
mauvais enfant.
Va en paix avec la lumière rouge du matin
et la lueur grise du soir. Sois l'aube mêlée
au crépuscule.
Mêle la mort avec la vie et divise-les en
moments.
N'attends pas la mort : elle est en toi. Sois
son camarade et tiens-la contre toi ; elle est
comme toi-même.
Meurs de ta mort ; n'envie pas les morts
anciennes. Varie les genres de mort avec les
genres de vie.
Tiens toute chose incertaine pour vivante,
toute chose certaine pour morte.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai des
choses mortes.
Brûle soigneusement les morts, et répands leurs
cendres aux quatre vents du ciel.
Brûle soigneusement les actions passées, et
écrase les cendres : car le phénix qui en
renaîtrait serait le même.
Ne joue pas avec les morts et ne caresse
point leurs visages. Ne ris pas d'eux et ne
pleure pas sur eux : oublie-les.
Ne te fie pas aux choses passées. Ne t'occupe
point à construire de beaux cercueils
pour les moments passés : songe à tuer les
moments qui viendront.
Aie de la méfiance pour tous les cadavres.
N'embrasse pas les morts : car ils étouffent
les vivants.
Aie pour les choses mortes le respect qu'on
doit aux pierres à bâtir.
Ne souille pas tes mains le long des lignes
usées. Purifie tes doigts dans des eaux nouvelles.
Souffle le souffle de ta bouche et n'aspire
pas les haleines mortes.
Ne contemple point les vies passées plus
que ta vie passée. Ne collectionne point
d'enveloppes vides.
Ne porte pas en toi de cimetière. Les morts
donnent la pestilence.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai de
tes actions.
Que toute coupe d'argile transmise s'effrite
entre tes mains. Brise toute coupe où tu
auras bu.
Souffle sur la lampe de vie que le coureur te
tend. Car toute lampe ancienne est fumeuse.
Ne te lègue rien à toi-même, ni plaisir, ni
douleur.
Ne sois l'esclave d'aucun vêtement, ni
d'âme, ni de corps.
Ne frappe jamais avec la même face de la
main.
Ne te mire pas dans la mort ; laisse
emporter ton image dans l'eau qui court.
Fuis les ruines et ne pleure pas parmi.
Quand tu quittes tes vêtements le soir,
déshabille-toi de ton âme de la journée ;
mets-toi à nu à tous les moments.
Toute satisfaction te semblera mortelle.
Fouette-la en avant.
Ne digère pas les jours passés : nourris-toi
des choses futures.
Ne confesse point les choses passées, car elles
sont mortes ; confesse devant toi les
choses futures.
Ne descends pas cueillir les fleurs le long
du chemin. Contente-toi de toute apparence.
Mais quitte l'apparence, et ne te retourne pas.
Ne te retourne jamais : derrière toi
accourt le halètement des flammes de Sodome,
et tu serais changé en statue de larmes
pétrifiées.
Ne regarde pas derrière toi. Ne regarde
pas trop devant toi. Si tu regardes en toi, que
tout soit blanc.
Ne t'étonne de rien par la comparaison du
souvenir ; étonne-toi de tout par la nouveauté
de l'ignorance.
Étonne-toi de toute chose ; car toute chose
est différente dans la vie et semblable dans
la mort.
Bâtis dans les différences ; détruis dans les
similitudes.
Ne te dirige pas vers des permanences ; elles
ne sont ni sur terre ni au ciel.
La raison étant permanente, tu la détruiras,
et tu laisseras changer ta sensibilité.
Ne crains pas de te contredire : il n'y a
point de contradiction dans le moment.
N'aime pas ta douleur ; car elle ne durera
point.
Considère tes ongles qui poussent, et les
petites écailles de ta peau qui tombent.
Sois oublieux de toutes choses.
Avec un poinçon acéré tu t'occuperas
à tuer patiemment tes souvenirs comme
l'ancien empereur tuait les mouches.
Ne fais pas durer ton bonheur du souvenir
jusqu'à l'avenir.
Ne te souviens pas et ne prévois pas.
Ne dis pas : je travaille pour acquérir : je
travaille pour oublier. Sois oublieux de
l'acquisition et du travail.
Lève-toi contre tout travail ; contre toute
activité qui excède le moment, lève-toi.
Que ta marche n'aille pas d'un bout à un
autre ; car il n'y a rien de tel ; mais que chacun
de tes pas soit une projection redressée.
Tu effaceras avec ton pied gauche la trace
de ton pied droit.
La main droite doit ignorer ce que vient
de faire la main droite.
Ne te connais pas toi-même.
Ne te préoccupe point de ta liberté :
oublie-toi toi-même.
Et Monelle dit encore : Je te parlerai de
mes paroles.
Les paroles sont des paroles tandis qu'elles
sont parlées.
Les paroles conservées sont mortes et
engendrent la pestilence.
Écoute mes paroles parlées et n'agis pas
selon mes paroles écrites.
Ayant ainsi parlé dans la plaine, Monelle
se tut et devint triste ; car elle devait rentrer
dans la nuit.
Et elle me dit de loin :
Oublie-moi et je te serai rendue.
Et je regardai par la plaine et je vis se
lever les soeurs de Monelle.
Par la petite haie qui entourait la maison
grise d'éducation au sommet de la
falaise, un bras d'enfant se tendit avec un
paquet noué d'une faveur rose.
— Prends ça d'abord, dit une voix de
fillette. Fais attention : ça se casse. Tu m'aideras
après.
Une fine pluie tombait également sur les
creux du rocher, la crique profonde, et criblait
le remous des vagues au pied de la
falaise. Le mousse qui épiait à la clôture
s'avança et dit tout bas :
— Passe donc avant, dépêche-toi.
La fillette cria :
— Non, non, non ! Je ne peux pas. Il faut
cacher mon papier ; je veux emporter les
affaires qui sont à moi. Égoïste ! égoïste ! va !
Tu vois bien que tu me fais mouiller !
Le mousse tourna la bouche et empoigna le
petit paquet. Le papier trempé creva et dans
la boue roulèrent des triangles de soie jaune
et violette frappés de fleurs, des bandelettes
de velours, un petit pantalon de poupée
en batiste, un coeur d'or creux avec une
charnière, et une bobine neuve de fil rouge. La
fillette passa sur la haie ; elle se piqua les
mains aux brindillons durs, et ses lèvres
tremblèrent.
— Là, tu vois, dit-elle. Tu as été très
entêté. Toutes mes choses sont gâtées.
Son nez remonta, ses sourcils se rapprochèrent,
sa bouche se distendit, et elle se mit
à pleurer :
— Laisse-moi, laisse-moi. Je ne veux plus
de toi. Va-t'en. Tu me fais pleurer. Je vais
retourner avec Mademoiselle.
Puis elle ramassa tristement ses étoffes.
— Ma jolie bobine est perdue, dit-elle.
Moi qui voulais broder la robe de Lili !
Par la poche horriblement ouverte de sa
courte jupe on voyait une petite tête régulière
de porcelaine avec une extraordinaire
tignasse de cheveux blonds.
— Viens, lui souffla le mousse. Je suis sûr
que ta Mademoiselle te cherche déjà.
Elle se laissa emmener en s'essuyant les yeux
avec le revers d'une menotte tachée d'encre.
— Et quoi donc encore ce matin ? demanda
le mousse. Hier tu ne voulais plus.
— Elle m'a battue avec son manche à
balai, dit la fillette en serrant les lèvres. Battue
et enfermée dans l'armoire à charbon, avec
les araignées et les bêtes. Quand je reviendrai,
je mettrai le balai dans son lit, je brûlerai sa
maison avec le charbon et je la tuerai avec
ses ciseaux. Oui. (Elle mit sa bouche en
pointe.) Oh ! emmène-moi loin, que je ne
la revoie plus. J'ai peur de son nez pincé et
de ses lunettes. Je me suis bien vengée avant
de m'en aller. Figure-toi qu'elle avait le portrait
de son papa et de sa maman, dans des
choses de velours, sur la cheminée. Des vieux ;
pas comme ma maman, à moi. Toi, tu ne peux
pas savoir. Je les ai barbouillés avec du sel
d'oseille. Ils seront affreux. C'est bien fait.
Tu pourrais me répondre, au moins.
Le mousse levait les yeux sur la mer. Elle
était sombre et brumeuse. Un rideau de pluie
voilait toute la baie. On ne voyait plus les
écueils ni les balises. Par moments le linceul
humide tissé de gouttelettes filantes se trouait
sur des paquets d'algues noires.
— On ne pourra pas marcher cette nuit,
dit le mousse. Il faudra aller dans la cahute
de la douane où il y a du foin.
— Je ne veux pas, c'est sale ! cria la fillette.
— Tout de même, dit le mousse. As-tu
envie de revoir ta Mademoiselle ?
— Égoïste ! dit la fillette qui éclata en
sanglots. Je ne savais pas que tu étais comme
ça. Si j'avais su, mon Dieu ! moi qui ne te
connaissais pas !
— Tu n'avais qu'à ne pas partir. Qui
est-ce qui m'a appelé, l'autre matin, quand je
passais sur la route ?
— Moi ? Oh ! le menteur ! Je ne serais pas
partie si tu ne me l'avais pas dit. J'avais
peur de toi. Je veux m'en aller. Je ne veux
pas coucher dans du foin. Je veux mon lit.
— Tu es libre, dit le mousse.
Elle continua de marcher, en haussant les
épaules. Après quelques instants :
— Si je veux bien, dit-elle, c'est parce que
je suis mouillée, au moins.
La cahute s'étalait sur le versant de la mer,
et les brins de chaume dressés dans la terre
du toit ruisselaient silencieusement. Ils poussèrent
la planche à l'entrée. Au fond était une
sorte d'alcôve, faite avec des couvercles de
caisses et remplie de foin.
La fillette s'assit. Le mousse lui enveloppa
les pieds et les jambes d'herbe sèche.
— Ça pique, dit-elle.
— Ça réchauffe, dit le mousse.
Il s'assit près de la porte et guetta le temps.
L'humidité le faisait grelotter faiblement.
— Tu n'as pas froid, au moins ! dit la fillette.
Après, tu seras malade, et qu'est-ce que je ferai, moi !
Le mousse secoua la tête. Ils restèrent sans
parler. Malgré le ciel couvert, on éprouvait le
crépuscule.
— J'ai faim, dit la fillette. Ce soir il y a de
l'oie rôtie avec des marrons chez Mademoiselle.
Oh ! Tu n'as pensé à rien, toi. J'avais
emporté des croûtes. Elles sont en bouillie.
Tiens !
Elle tendit la main. Ses doigts étaient collés
dans une panade froide.
— Je vais chercher des crabes, dit le
mousse. Il y en a au bout des pierres-noires.
Je prendrai la barque de la douane, en bas.
— J'aurai peur, toute seule.
— Tu ne veux pas manger ?
Elle ne répondit rien.
Le mousse secoua les brindilles collées à
sa vareuse et se glissa dehors. La pluie grise
l'enveloppa. Elle entendit ses pas sucés dans
la boue.
Puis il y eut des rafales, et le grand silence
rythmé de l'averse. L'ombre vint, plus forte
et plus triste. L'heure du dîner chez Mademoiselle
était passée. L'heure du coucher
était passée. Là-bas, sous les lampes d'huile
suspendues, tout le monde dormait dans les lits
blancs bordés. Quelques mouettes crièrent
la tempête. Le vent tourbillonna et les lames
canonnèrent dans les grands trous de la falaise.
Dans l'attente de son dîner la fillette
s'endormit, puis se réveilla. Le mousse devait
jouer avec les crabes. Quel égoïste ! Elle
savait bien que les bateaux flottent toujours
sur l'eau. Les gens se noient quand ils n'ont
pas de bateau.
— Il sera bien attrapé, quand il verra que
je dors, se dit-elle. Je ne lui répondrai pas un
mot, je ferai semblant. Ce sera bien fait.
Vers le milieu de la nuit, elle se trouva sous
le feu d'une lanterne. Un homme à caban
pointu venait de la découvrir, blottie comme
une souris. Sa figure était luisante d'eau et
de lumière...
— Où est la barque ? dit-il.
Et elle s'écria, dépitée :
— Oh ! j'étais sûre ! Il ne m'a pas trouvé
de crabes et il a perdu le bateau !
Terrible, ça, dit la fillette, parce que ça
saigne du sang blanc.
Elle incisait avec ses ongles des têtes vertes
de pavots. Son petit camarade la regardait
paisiblement. Ils avaient joué aux brigands
parmi les marronniers, bombardé les roses
avec des marrons frais, décapuchonné des
glands nouveaux, posé le jeune chat qui
miaulait sur les planches de la palissade.
Le fond du jardin obscur, où montait un arbre
fourchu, avait été l'île de Robinson. Une
pomme d'arrosoir avait servi de conque
guerrière pour l'attaque des sauvages. Des herbes
à tête longue et noire, faites prisonnières,
avaient été décapitées. Quelques cétoines
bleues et vertes, capturées à la chasse, soulevaient
lourdement leurs élytres dans le seau
du puits. Ils avaient raviné le sable des allées,
à force d'y faire passer des armées, avec des
bâtons de parade. Maintenant, ils venaient
de donner l'assaut à un tertre herbu de la
prairie. Le soleil couchant les enveloppait
d'une glorieuse lumière.
Ils s'établirent sur les positions conquises,
un peu las, et admirèrent les lointaines
brumes cramoisies de l'automne.
— Si j'étais Robinson, dit-il, et toi Vendredi,
et s'il y avait une grande plage en bas,
nous irions chercher des pieds de cannibales
dans le sable.
Elle réfléchit et demanda :
— Est-ce que Robinson battait Vendredi
pour se faire obéir ?
— Je ne me rappelle plus, dit-il ; mais ils
ont battu les vilains vieux espagnols, et les
sauvages du pays de Vendredi.
— Je n'aime pas ces histoires, dit-elle : ce
sont des jeux de garçon. Il va faire nuit. Si
nous jouions à des contes : nous aurions peur
pour de vrai.
— Pour de vrai ?
— Tiens, crois-tu donc que la maison de
l'Ogre, avec ses longues dents, ne vient pas
tous les soirs au fond du bois ?
Il la considéra et fit claquer ses mâchoires :
— Et quand il a mangé les sept petites
princesses, ça a fait
gnam, gnam, gnam.
— Non, pas ça, dit-elle ; on ne peut être
que l'Ogre ou le Petit Poucet. Personne ne
sait le nom des petites princesses. Si tu veux,
je vais faire la Belle qui dort dans son château,
et tu viendras me réveiller. Il faudra
m'embrasser très fort. Les princes embrassent
terriblement, tu sais.
Il se sentit timide, et répondit :
— Je crois qu'il est trop tard pour dormir
dans l'herbe. La Belle était sur son lit,
dans un château entouré d'épines et de
fleurs.
— Alors jouons à Barbe-Bleue, dit-elle.
Je vais être ta femme et tu me défendras
d'entrer dans la petite chambre. Commence :
tu viens pour m'épouser. « Monsieur, je ne
sais... Vos six femmes ont disparu d'une
façon mystérieuse. Il est vrai que vous avez
une belle et grande barbe bleue, et que vous
demeurez dans un splendide château. Vous ne
me ferez pas de mal, jamais, jamais ? »
Elle l'implora du regard.
— Là, maintenant, tu m'as demandée en
mariage, et mes parents ont bien voulu. Nous
sommes mariés. Donne-moi toutes les clefs.
« Et qu'est-ce que c'est que cette jolie toute
petite-là ? » Tu vas faire la grosse voix pour
me défendre d'ouvrir.
Là, maintenant, tu t'en vas et je désobéis
tout de suite. « oh ! L'horreur ! Six femmes
assassinées ! » je m'évanouis, et tu arrives
pour me soutenir. Voilà. Tu reviens en
Barbe-Bleue. Fais la grosse voix. « Monseigneur,
voici toutes les clefs que vous m'aviez
confiées. » Tu me demandes où est la petite
clef. « Monseigneur, je ne sais : je n'y ai pas
touché. » Crie. « Monseigneur, pardonnez-moi,
la voici : elle était tout au fond de ma
poche. »
Alors tu vas regarder la clef. Il y avait du
sang sur la clef ?
— Oui, dit-il, une tache de sang.
— Je me rappelle, dit-elle. Je l'ai frottée,
frottée, mais je n'ai pas pu l'ôter. C'était le
sang des six femmes ?
— Des six femmes.
— Il les avait toutes tuées, hein, parce
qu'elles entraient dans la petite chambre ?
Comment les tuait-il ? Il leur coupait la gorge,
et il les suspendait dans le cabinet noir ? Et
le sang coulait par leurs pieds jusque sur le
plancher ? C'était du sang très rouge, rouge noir,
pas comme le sang des pavots quand je
les griffe. On vous fait mettre à genoux, pour
vous couper la gorge, pas ?
— Je crois qu'il faut se mettre à genoux,
dit-il.
— Ça va être très amusant, dit-elle. Mais
tu me couperas la gorge comme pour de vrai ?
— Oui, mais, dit-il, Barbe-Bleue n'a pas pu
la tuer.
— Ça ne fait rien, dit-elle. Pourquoi
Barbe-Bleue n'a-t-il pas coupé la tête de sa
femme ?
— Parce que ses frères sont venus.
— Elle avait peur, pas ?
— Très peur.
— Elle criait ?
— Elle appelait soeur Anne.
— Moi, je n'aurais pas crié.
— Oui, mais, dit-il, Barbe-Bleue aurait eu
le temps de te tuer. Soeur Anne sur la
tour, pour regarder l'herbe qui verdoie. Ses
frères, qui étaient des mousquetaires très
forts, sont arrivés au grand galop de leurs
chevaux.
— Je ne veux pas jouer comme ça, dit la
fillette. Ça m'ennuie. Puisque je n'ai pas de
soeur Anne, voyons.
Elle se retourna gentiment vers lui :
— Puisque mes frères ne viendront pas,
dit-elle, il faut me tuer, mon petit Barbe-Bleue,
me tuer bien fort, bien fort !
Elle se mit à genoux. Il saisit ses cheveux,
les ramena en avant, et leva la main.
Lente, les yeux clos et les cils frémissants,
le coin des lèvres agité par un sourire nerveux,
elle tendait le duvet de sa nuque, son cou, et
ses épaules voluptueusement rentrées au
tranchant cruel du sabre de Barbe-Bleue.
— Ou... ouh ! cria-t-elle, ça va me faire mal !
Madge !
La voix monta par l'ouverture
carrée du plancher. Une énorme vis de chêne
poli traversait le toit rond et tournait avec un
son rauque. La grande aile de toile grise
clouée sur son squelette de bois s'envolait
devant la lucarne parmi la poussière de soleil.
Au-dessous, deux bêtes de pierre semblaient
lutter régulièrement, tandis que le moulin
ahanait et tremblait sur sa base. Toutes les
cinq secondes, une ombre longue et droite
coupait la petite chambre. L'échelle qui montait
jusqu'au faîte intérieur était poudrée de
farine.
— Madge, viens-tu ? reprit la voix.
Madge avait appuyé sa main contre la vis
de chêne. Un frottement continu lui chatouillait
la peau, tandis qu'elle regardait, un peu
penchée, la campagne plate. Le tertre du
moulin s'y arrondissait comme une tête
rasée. Les ailes tournantes frôlaient presque
l'herbe courte où leurs images noires se
poursuivaient sans jamais s'atteindre. Tant d'ânes
semblaient avoir gratté leurs dos au ventre
du mur faiblement cimenté que le crépi laissait
voir les taches grises des pierres. Au bas
du monticule, un sentier, creusé d'ornières
desséchées, s'inclinait jusque vers le large
étang où se trempaient des feuilles rouges.
— Madge, on s'en va ! cria encore la voix.
— Eh bien, allez-vous-en, dit Madge tout
bas.
La petite porte du moulin grinça. Elle vit
trembler les deux oreilles de l'âne qui tâtait
l'herbe du sabot, avec précaution. Un gros
sac était affaissé sur son bât. Le vieux meunier
et son garçon piquaient le derrière de l'animal.
Ils descendirent tous par le chemin creux.
Madge resta seule, sa tête passée dans la
lucarne.
Comme ses parents l'avaient trouvée un
soir, étendue dans son lit à plat ventre, la
bouche pleine de sable et de charbon, ils
avaient consulté des médecins. Leur avis fut
d'envoyer Madge à la campagne, et de lui
fatiguer les jambes, le dos et les bras. Mais
depuis qu'elle était au moulin, elle s'enfuyait
dès l'aurore sous le petit toit, d'où elle
considérait l'ombre tournoyante des ailes.
Tout à coup elle frémit de la pointe des
cheveux aux talons. Quelqu'un avait soulevé
le loquet de la porte.
— Qui est là ? demanda Madge par l'ouverture
carrée.
Et elle entendit une faible voix :
— Si l'on pouvait avoir un peu à boire :
j'ai bien soif.
Madge regarda à travers les échelons.
C'était un vieux mendiant de campagne. Il
avait un pain dans son bissac.
— Il a du pain, se dit Madge ; c'est
dommage qu'il n'ait pas faim.
Elle aimait les mendiants, comme les crapauds,
les limaces, et les cimetières, avec une
certaine horreur.
Elle cria :
— Attendez un peu !
Puis descendit l'échelle, la face en avant.
Quand elle fut en bas :
— Vous êtes bien vieux, dit-elle — et vous
avez si soif ?
— Oh ! oui, ma bonne petite demoiselle,
dit le vieil homme.
— Les mendiants ont faim, reprit Madge
avec résolution. Moi j'aime le plâtre. Tenez.
Elle arracha une croûte blanche de la
muraille et la mâcha. Puis elle dit :
— Tout le monde est sorti. Je n'ai pas de
verre. Il y a la pompe.
Elle lui montra le manche recourbé. Le
vieux mendiant se pencha. Tandis qu'il aspirait
le jet, la bouche au tuyau, Madge tira
subtilement le pain de son bissac et l'enfonça
dans un tas de farine.
Quand il se retourna, les yeux de Madge
dansaient.
— Par là, dit-elle, il y a le grand étang. Les
pauvres peuvent y boire.
— Nous ne sommes pas des bêtes, dit le
vieil homme.
— Non, reprit Madge, mais vous êtes
malheureux. Si vous avez faim je vais voler
un peu de farine et je vous en donnerai. Avec
l'eau de l'étang, ce soir, vous pourrez faire
de la pâte.
— De la pâte crue ! dit le mendiant. On
m'a donné un pain, merci bien, Mademoiselle.
— Et que feriez-vous, si vous n'aviez pas
de pain ? Moi, si j'étais aussi vieille, je me
noierais. Les noyés doivent être très heureux.
Ils doivent être beaux. Je vous plains
beaucoup, mon pauvre homme.
— Dieu soit avec vous, bonne demoiselle,
dit le vieil homme. Je suis bien las.
— Et vous aurez faim ce soir, lui cria
Madge, pendant qu'il descendait la pente du
tertre. N'est-ce pas, brave homme, vous
aurez faim ? Il faudra manger votre pain. Il
faudra le tremper dans l'eau de l'étang, si vos
dents sont mauvaises. L'étang est très profond.
Madge écouta jusqu'à ne plus entendre
le bruit de ses pas. Elle tira doucement le
pain de la farine, et le regarda. C'était une
miche noire de village, maintenant tachée de
blanc.
— Pouah ! dit-elle. Si j'étais pauvre, je
volerais du pain blond dans les belles boulangeries.
Quand le maître meunier rentra, Madge
était couchée sur le dos, la tête dans la mouture.
Elle serrait la miche sur sa taille, avec
les deux mains ; et, les yeux proéminents, les
joues gonflées, un bout de langue violette
entre les dents serrées, elle tâchait d'imiter
l'image qu'elle se faisait d'une personne
noyée.
Après qu'on eut mangé la soupe :
— Maître, dit Madge, n'est-ce pas qu'autrefois,
il y a longtemps, longtemps, vivait dans
ce moulin un géant énorme, qui faisait son
pain avec des os d'hommes morts ?
Le meunier dit :
— C'est des contes. Mais sous la colline,
il y a des chambres de pierre qu'une société
a voulu m'acheter, pour fouiller. Plus souvent
je démolirais mon moulin. Ils n'ont qu'à
ouvrir les vieilles tombes, dans leurs villes.
Elles pourrissent assez.
— Ça devait craquer, hein, des os de morts,
dit Madge. Plus que votre blé, maître ! Et le
géant faisait du très bon pain avec, très bon :
et il le mangeait — oui, il le mangeait.
Le garçon Jean haussa les épaules. L'ahan
du moulin s'était tu. Le vent n'enflait plus les
ailes. Les deux bêtes circulaires de pierre
avaient cessé de lutter. L'une pesait sur
l'autre, silencieusement.
— Jean m'a dit, dans le temps, maître,
reprit encore Madge, qu'on peut retrouver
les noyés avec un pain où on a mis du vif-argent.
On fait un petit trou dans la croûte et on verse.
On jette le pain à l'eau, et il s'arrête juste
sur le noyé.
— Est-ce que je sais ? dit le meunier. C'est
pas des occupations de jeunes demoiselles.
En voilà des histoires, Jean !
— C'est mademoiselle Madge qui m'a demandé,
répondit le garçon.
— Moi, je mettrais du plomb de chasse, dit
Madge. Il n'y a pas de vif-argent, ici.
Peut-être qu'on trouverait des noyés dans l'étang.
Devant la porte, elle attendit le crépuscule,
son pain sous son tablier, du petit plomb serré
dans le poing. Le mendiant devait avoir eu
faim. Il s'était noyé dans l'étang. Elle ferait
revenir son corps, et, comme le géant, elle
pourrait moudre de la farine et pétrir de la
pâte avec des os d'homme mort.
À la jonction de ces deux canaux, il y
avait une écluse haute et noire ; l'eau
dormante était verte jusqu'à l'ombre des
murailles ; contre la cabane de l'éclusier,
en planches goudronnées, sans une fleur, les
volets battaient sous le vent ; par la porte
mi-ouverte, on voyait la mince figure pâle
d'une petite fille, les cheveux éparpillés, la
robe ramenée entre les jambes. Des orties
s'abaissaient et se levaient sur la marge du
canal ; il y avait une volée de graines ailées
du bas automne, et de petites bouffées de
poussière blanche. La cabane semblait vide ;
la campagne était morne ; une bande d'herbe
jaunâtre se perdait à l'horizon.
Comme la courte lumière du jour défaillait,
on entendit le souffle du petit remorqueur. Il
parut au delà de l'écluse, avec le visage taché
de charbon du chauffeur qui regardait
indolemment par sa porte de tôle ; et à l'arrière
une chaîne se déroulait dans l'eau. Puis venait,
flottante et paisible, une barge brune, large et
aplatie ; elle portait au milieu une maisonnette
blanchement tenue, dont les petites vitres
étaient rondes et rissolées ; des volubilis
rouges et jaunes rampaient autour des fenêtres,
et sur les deux côtés du seuil il y avait
des auges de bois pleines de terre avec des
muguets, du réséda et des géraniums.
Un homme, qui faisait claquer une blouse
trempée sur le bord de la barge, dit à celui qui
tenait la gaffe :
— Mahot, veux-tu casser la croûte en attendant
l'écluse ?
— Ça va, répondit Mahot.
Il rangea la gaffe, enjamba une pile creuse
de corde roulée, et s'assit entre les deux auges
de fleurs. Son compagnon lui frappa sur
l'épaule, entra dans la maisonnette blanche,
et rapporta un paquet de papier gras, une
miche longue et un cruchon de terre. Le vent
fit sauter l'enveloppe huileuse sur les touffes
de muguet. Mahot la reprit et la jeta vers
l'écluse. Elle vola entre les pieds de la petite
fille.
— Bon appétit, là-haut, cria l'homme ;
nous autres, on dîne.
Il ajouta :
— L'Indien, pour vous servir, ma payse.
Tu pourras dire aux copains que nous avons
passé par là.
— Es-tu blagueur, Indien, dit Mahot.
Laisse donc cette jeunesse. C'est parce qu'il
a la peau brune, Mademoiselle ; nous l'appelons
comme ça sur les chalands.
Et une petite voix fluette leur répondit :
— Où allez-vous, la barge ?
— On mène du charbon dans le Midi,
cria l'Indien.
— Où il y a du soleil ? dit la petite
voix.
— Tant que ça a tanné le cuir au vieux,
répondit Mahot.
Et la petite voix reprit, après un silence :
— Voulez-vous me prendre avec vous, la
barge ?
Mahot s'arrêta de mâcher sa liche. L'Indien
posa le cruchon pour rire.
— Voyez donc —
la barge ! dit Mahot.
Mademoiselle Bargette ! Et ton écluse ? On
verra ça demain matin. Le papa ne serait pas
content.
— On se fait donc vieux dans le patelin ?
demanda l'Indien.
La petite voix ne dit plus rien, et la mince
figure pâle rentra dans la cabane.
La nuit ferma les murailles du canal. L'eau
verte monta le long des portes d'écluse. On
ne voyait plus que la lueur d'une chandelle
derrière les rideaux rouges et blancs, dans la
maisonnette. Il y eut des clapotis réguliers
contre la quille, et la barge se balançait en
s'élevant. Un peu avant l'aube, les gonds
grincèrent avec un roulement de chaîne et,
l'écluse s'ouvrant, le bateau flotta plus loin,
traîné par le petit remorqueur au souffle
épuisé. Comme les vitres rondes reflétaient les
premières nuées rouges, la barge avait quitté
cette campagne morne, où le vent froid
souffle sur les orties.
L'Indien et Mahot furent réveillés par le
gazouillis tendre d'une flûte qui parlerait et
de petits coups piqués aux vitres.
— Les moineaux ont eu froid, cette nuit,
vieux, dit Mahot.
— Non, dit l'Indien, c'est une moinette :
la gosse de l'écluse. Elle est là, parole
d'honneur. Mince !
Ils ne se tinrent pas de sourire. La petite
fille était rouge d'aurore, et elle dit de sa voix
menue :
— Vous m'aviez permis de venir demain
matin. Nous sommes demain matin. Je vais
avec vous dans le soleil.
— Dans le soleil ? Dit Mahot.
— Oui, reprit la petite. Je sais. Où il y a
des mouches vertes et des mouches bleues,
qui éclairent la nuit ; où il y a des oiseaux
grands comme l'ongle qui vivent sur les
fleurs ; où les raisins montent après les arbres ;
où il y a du pain dans les branches et du lait
dans les noix, et des grenouilles qui aboient
comme les gros chiens et des... choses... qui
vont dans l'eau, des... citrouilles — non —
des bêtes qui rentrent leurs têtes dans une
coquille. On les met sur le dos. On fait de la
soupe avec. Des... citrouilles. Non... je ne
sais plus... aidez-moi.
— Le diable m'emporte, dit Mahot. Des
tortues, peut-être ?
— Oui, dit la petite fille. Des... tortues.
— Pas tout ça, dit Mahot. Et ton papa ?
— C'est papa qui m'a appris.
— Trop fort, dit l'Indien. Appris quoi ?
— Tout ce que je dis, les mouches qui
éclairaient, les oiseaux et les... citrouilles.
Allez, papa était marin avant d'ouvrir l'écluse.
Mais papa est vieux. Il pleut toujours chez
nous. Il n'y a que des mauvaises plantes. Vous
ne savez pas ? J'avais voulu faire un jardin,
un beau jardin dans notre maison. Dehors,
il y a trop de vent. J'aurais enlevé les planches
du parquet, au milieu ; j'aurais mis de la
bonne terre, et puis de l'herbe, et puis des
roses, et puis des fleurs rouges qui se ferment
la nuit, avec de beaux petits oiseaux, des rossignols,
des bruants, et des linots pour causer.
Papa m'a défendu. Il m'a dit que ça abîmerait
la maison et que ça donnerait de l'humidité.
Alors je n'ai pas voulu d'humidité. Alors je
viens avec vous pour aller là-bas.
La barge flottait doucement. Sur les rives
du canal, les arbres fuyaient à la file. L'écluse
était loin. On ne pouvait virer de bord. Le
remorqueur sifflait en avant.
— Mais tu ne verras rien, dit Mahot. Nous
n'allons pas en mer. Jamais nous ne trouverons
tes mouches, ni tes oiseaux, ni tes grenouilles.
Il y aura un peu plus de soleil —
voilà tout. — Pas vrai, l'Indien ?
— Pour sûr, dit-il.
— Pour sûr ? répéta la petite fille. Menteurs !
Je sais bien, allez.
L'Indien haussa les épaules.
— Faut pas mourir de faim, dit-il, tout de
même. Viens manger ta soupe, Bargette.
Et elle garda ce nom. Par les canaux gris et
verts, froids et tièdes, elle leur tint compagnie
sur la barge, attendant le pays des miracles.
La barge longea les champs bruns,
avec leurs pousses délicates : et les arbrisseaux
maigres commencèrent à remuer leurs feuilles ;
et les moissons jaunirent, et les coquelicots
se tendirent comme des coupelles rouges
vers les nuages. Mais Bargette ne devint pas
gaie avec l'été. Assise entre les auges de
fleurs, tandis que l'Indien ou Mahot menaient
la gaffe, elle pensait qu'on l'avait trompée.
Car bien que le soleil jetât ses ronds joyeux
sur le plancher par les petites vitres rissolées,
malgré les martins-pêcheurs qui croisaient
sur l'eau, et les hirondelles qui secouaient leur
bec mouillé, elle n'avait pas vu les oiseaux
qui vivent sur les fleurs, ni le raisin qui montait
aux arbres, ni les grosses noix pleines
de lait, ni les grenouilles pareilles à des
chiens.
La barge était arrivée dans le Midi. Les
maisons sur les bords du canal étaient feuillues
et fleuries. Les portes étaient couronnées
de tomates rouges, et il y avait des rideaux
de piments enfilés aux fenêtres.
— C'est tout, dit un jour Mahot. On va
bientôt débarquer le charbon et revenir. Le
papa sera content, hein ?
Bargette secoua la tête.
Et le matin, le bateau étant à l'amarre, ils
entendirent encore des coups menus piqués
aux vitres rondes :
— Menteurs ! cria une voix fluette.
L'Indien et Mahot sortirent de la petite
maison. Une mince figure pâle se tourna vers
eux, sur la rive du canal ; et Bargette leur cria
de nouveau, s'enfuyant derrière la côte :
— Menteurs ! Vous êtes tous des menteurs !
Le père de Bûchette la menait au bois dès
le point du jour, et elle restait assise
près de lui, tandis qu'il abattait les arbres.
Bûchette voyait la hache s'enfoncer et faire
voler d'abord de maigres copeaux d'écorce ;
souvent les mousses grises venaient ramper
sur sa figure. « Gare ! » criait le père de Bûchette,
quand l'arbre s'inclinait avec un craquement
qui semblait souterrain. Elle était
un peu triste devant le monstre allongé dans
la clairière, avec ses branches meurtries et ses
rameaux blessés. Le soir, un cercle rougeâtre
de meules de charbon s'allumait dans l'ombre.
Bûchette savait l'heure où il fallait ouvrir le
panier de jonc pour tendre à son père la
cruche de grès et le morceau de pain brun. Il
s'étendait parmi les branchilles éclatées pour
mâcher lentement. Bûchette mangeait la
soupe au retour. Elle courait autour des
arbres marqués, et si son père ne la regardait
pas, elle se cachait pour faire : « Hou ! »
Il y avait là une caverne noire qu'on appelait
Sainte-Marie-Gueule-de-Loup, pleine de
ronces et sonore d'échos. Haussée sur la
pointe des pieds, Bûchette la considérait de
loin.
Un matin d'automne, les cimes fanées de la
forêt encore brûlantes d'aurore, Bûchette vit
tressaillir une chose verte devant la
Gueule-de-Loup. Cette chose avait des bras et des
jambes, et la tête semblait d'une petite fille
âgée autant que Bûchette elle-même.
D'abord Bûchette eut peur d'approcher.
Elle n'osait même pas appeler son père. Elle
pensait que c'était là une des personnes qui
répondaient dans la Gueule-de-Loup, lorsqu'on
y parlait fort. Elle ferma les yeux,
craignant de remuer et d'attirer quelque
attaque sinistre. Et, penchant la tête, elle
entendit un sanglot qui venait de par là. Cette
étrange petite fille verte pleurait. Alors
Bûchette rouvrit les yeux, et elle eut de la peine.
Car elle voyait la figure verte, douce et triste,
mouillée de larmes, et deux petites mains
vertes nerveuses se pressaient sur la gorge
de la fillette extraordinaire.
— Elle est peut-être tombée dans de mauvaises
feuilles, qui déteignent, se dit Bûchette.
Et, courageuse, elle traversa des fougères
hérissées de crochets et de vrilles, jusqu'à
toucher presque la singulière figure. Des
petits bras verdoyants s'allongèrent vers Bûchette,
parmi les ronces flétries.
— Elle est pareille à moi, se dit Bûchette,
mais elle a une drôle de couleur.
La créature verte pleurante était demi-vêtue
par une sorte de tunique faite de feuilles cousues.
C'était vraiment une petite fille, qui
avait la teinte d'une plante sauvage. Bûchette
imaginait que ses pieds étaient enracinés en
terre. Mais elle les remuait très lestement.
Bûchette lui caressa les cheveux et lui prit
la main. Elle se laissa emmener, toujours
pleurante. Elle semblait ne pas savoir parler.
— Hélas ! mon Dieu, une diablesse verte !
cria le père de Bûchette, quand il la vit venir.
D'où arrives-tu, petite, pourquoi es-tu
verte ? Tu ne sais pas répondre ?
On ne pouvait savoir si la fille verte avait
entendu. « Peut-être qu'elle a faim, » dit-il.
Et il lui offrit le pain et la cruche. Elle tourna
le pain dans ses mains et le jeta par terre ; elle
secoua la cruche pour écouter le bruit du vin.
Bûchette pria son père de ne pas laisser
cette pauvre créature dans la forêt, pendant
la nuit. Les meules de charbon brillèrent une
à une, au crépuscule, et la fille verte regardait
les feux en tremblant. Quand elle entra dans
la petite maison, elle s'enfuit devant la lumière.
Elle ne put s'accoutumer aux flammes, et
poussait un cri, chaque fois qu'on allumait la
chandelle.
En la voyant, la mère de Bûchette fit le
signe de croix. « Dieu m'aide, dit-elle, si
c'est un démon ; mais ce n'est point une
chrétienne. »
Cette fille verte ne voulut toucher ni le
pain, ni le sel, ni le vin, d'où il paraissait
clairement qu'elle ne pouvait avoir été baptisée,
ni présentée à la communion. Le curé fut
averti, et il passait le seuil dans le moment où
Bûchette offrait à la créature des fèves en
gousse.
Elle parut très joyeuse, et se mit à fendre
aussitôt la tige avec ses ongles, pensant
trouver les fèves à l'intérieur. Et, déçue, elle
se remit à pleurer jusqu'à ce que Bûchette lui
eût ouvert une gousse. Alors elle grignota
les fèves en regardant le prêtre.
Quoiqu'on fît venir le maître d'école, on
ne put lui faire entendre une parole humaine,
ni prononcer un son articulé. Elle pleurait,
riait, ou poussait des cris.
Le curé l'examina fort soigneusement, mais
ne parvint à découvrir sur son corps aucune
marque du démon. Le dimanche suivant, on
la conduisit à l'église, où elle ne manifesta
point de signes d'inquiétude, sinon qu'elle
gémit quand elle fut mouillée d'eau bénite.
Mais elle ne recula pas devant l'image de la
croix, et, passant ses mains sur les saintes
plaies et les déchirures d'épines, elle parut
affligée.
Les gens du village en eurent grande curiosité ;
quelques-uns de la crainte ; et malgré
l'avis du curé, on parla d'elle comme de la
« diablesse verte ».
Elle ne se nourrissait que de graines et de
fruits ; et toutes les fois qu'on lui présentait
les épis ou les rameaux, elle fendait la tige ou
le bois, et pleurait de désappointement.
Bûchette ne parvint point à lui apprendre en
quel endroit il fallait chercher les grains de
blé ou les cerises, et sa déception était toujours
semblable.
Par imitation, elle put bientôt porter du
bois, de l'eau, balayer, essuyer et même coudre,
bien qu'elle maniât la toile avec une certaine
répulsion. Mais elle ne se résigna jamais
à faire le feu, ou même à s'approcher de l'âtre.
Cependant Bûchette grandissait, et ses parents
voulurent la mettre en service. Elle prit
du chagrin, et le soir, sous les draps, elle
sanglotait doucement. La fille verte regardait
piteusement sa petite amie. Elle fixait les
prunelles de Bûchette, le matin, et ses propres
yeux se remplissaient de larmes. Puis la nuit,
quand Bûchette pleura, elle sentit une main
douce qui lui caressait les cheveux, une
bouche fraîche sur sa joue.
Le terme s'approchait où Bûchette devait
entrer en servitude. Elle sanglotait maintenant,
presque aussi lamentable que la créature
verte, le jour où on l'avait trouvée abandonnée
devant la Gueule-de-Loup.
Et le dernier soir, quand le père et la mère
de Bûchette furent endormis, la fille verte
caressa les cheveux de la pleureuse et lui prit
la main. Elle ouvrit la porte, et allongea le
bras dans la nuit. De même que Bûchette l'avait
conduite autrefois vers les maisons des
hommes, elle l'emmena par la main vers
la liberté inconnue.
L'amoureux de Jeanie était devenu matelot,
et elle était seule, toute seule. Elle
écrivit une lettre et la scella de son petit doigt,
et la jeta dans la rivière, parmi les longues
herbes rouges. Ainsi elle irait jusqu'à l'Océan.
Jeanie ne savait pas vraiment écrire ; mais son
amoureux devait comprendre, puisque la
lettre était d'amour. Et elle attendit longtemps
la réponse, venue de la mer ; et la réponse ne
vint pas. Il n'y avait pas de rivière pour
couler de lui jusqu'à Jeanie.
Et un jour Jeanie partit à la recherche de
son amoureux. Elle regardait les fleurs d'eau
et leurs tiges penchées ; et toutes les fleurs
s'inclinaient vers lui. Et Jeanie disait en marchant :
« Sur la mer il y a un bateau — dans
le bateau il y a une chambre — dans la
chambre il y a une cage — dans la cage il y a
un oiseau — dans l'oiseau il y a un coeur —
dans le coeur il y a une lettre — dans la lettre
il y a écrit :
J'aime Jeanie. — J'aime Jeanie
est dans la lettre, la lettre est dans le coeur, le
coeur est dans l'oiseau, l'oiseau est dans la
cage, la cage est dans la chambre, la chambre
est dans le bateau, le bateau est très loin sur
la grande mer. »
Et comme Jeanie ne craignait pas les
hommes, les meuniers poussiéreux, la voyant
simple et douce, l'anneau d'or au doigt, lui
offraient du pain et lui permettaient de coucher
parmi les sacs de farine, avec un baiser
blanc.
Ainsi elle traversa son pays de rochers
fauves, et la contrée des basses forêts, et les
prairies plates qui entourent le fleuve près
des cités. Beaucoup de ceux qui hébergeaient
Jeanie lui donnaient des baisers ; mais elle ne
les rendait jamais — car les baisers infidèles
que rendent les amantes sont marqués sur
leurs joues avec des traces de sang.
Elle parvint dans la ville maritime où son
amoureux s'était embarqué. Sur le port, elle
chercha le nom de son navire, mais elle ne
put le trouver, car le navire avait été envoyé
dans la mer d'Amérique, pensa Jeanie.
Des rues noires obliques descendaient aux
quais des hauteurs de la ville. Certaines étaient
pavées, avec un ruisseau dans le milieu ;
d'autres n'étaient que d'étroits escaliers faits
de dalles anciennes.
Jeanie aperçut des maisons peintes en jaune
et en bleu avec des têtes de négresse et des
images d'oiseaux à bec rouge. Le soir, de
grosses lanternes se balancèrent devant les
portes. On y voyait entrer des hommes qui
paraissaient ivres.
Jeanie pensa que c'étaient les hôtelleries
des matelots revenant du pays des femmes
noires et des oiseaux de couleur. Et elle eut
un grand désir d'attendre son amoureux dans
une telle hôtellerie, qui avait peut-être l'odeur
du lointain océan.
Levant la tête, elle vit des figures blanches
de femmes, appuyées aux fenêtres grillées,
où elles prenaient un peu de fraîcheur. Jeanie
poussa une double porte, et se trouva dans
une salle carrelée, parmi des femmes demi-nues,
avec des robes roses. Au fond de
l'ombre chaude un perroquet faisait mouvoir
lentement ses paupières. Il y avait encore un
peu de mousse dans trois gros verres
étranglés, sur la table.
Quatre femmes entourèrent Jeanie en
riant, et elle en aperçut une autre vêtue
d'étoffe sombre, qui cousait dans une petite
loge.
— Elle est de la campagne, dit une des
femmes.
— Chut ! Dit une autre, faut rien dire.
Et toutes ensemble lui crièrent :
— Veux-tu boire, mignonne ?
Jeanie se laissa embrasser, et but dans un
des verres étranglés. Une grosse femme vit
l'anneau.
— Vous parlez, et c'est marié !
Toutes ensemble reprirent :
— T'es mariée, mignonne ?
Jeanie rougit, car elle ne savait si elle était
vraiment mariée, ni comment on devait répondre.
— Je les connais, ces mariées, dit une
femme. Moi aussi, quand j'étais petite, quand
j'avais sept ans, je n'avais pas de jupon. Je
suis allée toute nue au bois pour bâtir mon
église — et tous les petits oiseaux m'aidaient
à travailler ! Il y avait le vautour pour arracher
la pierre, et le pigeon, avec son gros bec,
pour la tailler, et le bouvreuil pour jouer de
l'orgue. Voilà mon église de noces et ma
messe.
— Mais cette mignonne a son alliance,
pas ? dit la grosse femme.
Et toutes ensemble crièrent :
— Vrai, une alliance ?
Alors elles embrassèrent Jeanie l'une après
l'autre, et la caressèrent, et la firent boire, et
on parvint à faire sourire la dame qui cousait
dans la petite loge.
Cependant un violon jouait devant la porte
et Jeanie s'était endormie. Deux femmes la
portèrent doucement sur un lit, dans une
chambrette, par un petit escalier.
Puis toutes ensemble dirent :
— Faut lui donner quelque chose. Mais
quoi ?
Le perroquet se réveilla et jabota.
— Je vas vous dire, expliqua la grosse.
Et elle parla longuement à voix basse. Une
des femmes s'essuya les yeux.
— C'est vrai, dit-elle, nous n'en avons
pas eu, ça nous portera bonheur.
— Pas ? elle pour nous quatre, dit une autre.
— On va demander à Madame de nous
permettre, dit la grosse.
Et le lendemain, quand Jeanie s'en alla,
elle avait à chaque doigt de sa main gauche
un anneau d'alliance. Son amoureux était
bien loin ; mais elle frapperait à son coeur,
pour y rentrer, avec ses cinq anneaux d'or.
Sitôt qu'elle fut assez haute, Ilsée eut
coutume d'aller tous les matins devant
sa glace et de dire : « Bonjour, ma petite
Ilsée. » Puis elle baisait le verre froid et fronçait
les lèvres. L'image semblait venir seulement.
Elle était très loin, en réalité. L'autre
Ilsée, plus pâle, qui se levait des profondeurs
du miroir, était une prisonnière à la bouche
gelée. Ilsée la plaignait, car elle paraissait
triste et cruelle. Son sourire matinal était une
aube blême encore teinte de l'horreur nocturne.
Cependant Ilsée l'aimait et lui parlait :
« Personne ne te dit bonjour, pauvre petite
Ilsée. Embrasse-moi, tiens. Nous irons nous
promener aujourd'hui, Ilsée. Mon amoureux
viendra nous chercher. Viens-t'en. » Ilsée se
détournait, et l'autre Ilsée, mélancolique,
s'enfuyait vers l'ombre lumineuse.
Ilsée lui montrait ses poupées et ses robes.
« Joue avec moi. Habille-toi avec moi. »
L'autre Ilsée, jalouse, élevait aussi vers Ilsée
des poupées plus blanches et des robes décolorées.
Elle ne parlait pas, et ne faisait que
remuer les lèvres en même temps qu'Ilsée.
Quelquefois Ilsée s'irritait, comme une
enfant, contre la dame muette, qui s'irritait
à son tour. « Méchante, méchante Ilsée !
criait-elle. Veux-tu me répondre, veux-tu
m'embrasser ! » Elle frappait le miroir de la
main. Une étrange main, qui ne tenait à aucun
corps, apparaissait devant la sienne.
Jamais Ilsée ne put atteindre l'autre Ilsée.
Elle lui pardonnait durant la nuit ; et, heureuse
de la retrouver, elle sautait de son lit
pour l'embrasser, en lui murmurant : « Bonjour,
ma petite Ilsée. »
Quand Ilsée eut un vrai fiancé, elle le mena
devant sa glace et dit à l'autre Ilsée :
« Regarde mon amoureux, et ne le regarde pas
trop. Il est à moi, mais je veux bien te le faire
voir. Après que nous serons mariés, je lui
permettrai de t'embrasser avec moi, tous les
matins. » Le fiancé se mit à rire. Ilsée dans
le miroir sourit aussi. « N'est-ce pas qu'il est
beau et que je l'aime ? » dit Ilsée. « Oui, oui, »
répondit l'autre Ilsée. « Si tu le regardes trop,
je ne t'embrasserai plus, dit Ilsée. Je suis aussi
jalouse que toi, va. Au revoir, ma petite Ilsée. »
À mesure qu'Ilsée apprit l'amour, Ilsée
dans le miroir devint plus triste. Car son amie
ne venait plus la baiser le matin. Elle la tenait
en grand oubli. Plutôt l'image de son fiancé
courait, après la nuit, vers le réveil d'Ilsée.
Pendant la journée, Ilsée ne voyait plus la
dame du miroir, tandis que son fiancé la
regardait. « Oh ! disait Ilsée, tu ne penses
plus à moi, vilain. C'est l'autre que tu
regardes. Elle est prisonnière ; elle ne viendra
jamais. Elle est jalouse de toi ; mais je suis
plus jalouse qu'elle. Ne la regarde pas, mon
aimé ; regarde-moi. Méchante Ilsée du miroir,
je te défends de répondre à mon fiancé. Tu ne
peux pas venir ; tu ne pourras jamais venir.
Ne me le prends pas, méchante Ilsée. Après
que nous serons mariés, je lui permettrai de
t'embrasser avec moi. Ris, Ilsée. Tu seras
avec nous. »
Ilsée devint jalouse de l'autre Ilsée. Si la
journée baissait sans que l'aimé fût venu :
« Tu le chasses, tu le chasses, criait Ilsée,
avec ta mauvaise figure. Méchante, va-t'en,
laisse-nous. »
Et Ilsée cacha sa glace sous un linge blanc
et fin. Elle souleva un pan afin d'enfoncer le
dernier petit clou. « Adieu, Ilsée, » dit-elle.
Pourtant son fiancé continuait à sembler
las. « Il ne m'aime plus, pensa Ilsée ; il ne
vient plus, je reste seule, seule. Où est l'autre
Ilsée ? Est-elle partie avec lui ? » De ses petits
ciseaux d'or, elle fendit un peu la toile, pour
regarder. Le miroir était couvert d'une ombre
blanche.
« Elle est partie », pensa Ilsée.
— Il faut, se dit Ilsée, être très patiente.
L'autre Ilsée sera jalouse et triste. Mon aimé
reviendra. Je saurai l'attendre.
Tous les matins, sur l'oreiller, près de son
visage, il lui semblait le voir, dans son
demi-sommeil : « Oh ! mon aimé, murmurait-elle,
es-tu donc revenu ? Bonjour, bonjour, mon
petit aimé. » Elle avançait la main et touchait
le drap frais.
— Il faut, se dit encore Ilsée, être très
patiente.
Ilsée attendit longtemps son fiancé. Sa
patience se fondit en larmes. Un brouillard
humide enveloppait ses yeux. Des lignes
mouillées parcouraient ses joues. Toute sa
figure se creusait. Chaque jour, chaque mois,
chaque année la flétrissait d'un doigt plus
pesant.
— Oh ! mon aimé, dit Ilsée, je doute de
toi.
Elle coupa le linge blanc à l'intérieur du
miroir, et, dans le cadre pâle, apparut la
glace, pleine de taches obscures. Le miroir
était sillonné de rides claires et, là où le tain
s'était séparé du verre, on voyait des lacs
d'ombre.
L'autre Ilsée vint au fond de la glace, vêtue
de noir, comme Ilsée, le visage amaigri,
marqué par les signaux étranges du verre qui ne
reflète parmi le verre qui reflète. Et le miroir
semblait avoir pleuré.
— Tu es triste, comme moi, dit Ilsée.
La dame du miroir pleura. Ilsée la baisa et
dit : « Bonsoir, ma pauvre Ilsée. »
Et, entrant dans sa chambre, avec sa lampe
à la main, Ilsée fut surprise : car l'autre Ilsée,
une lampe à la main, s'avançait vers elle, le
regard triste. Ilsée leva sa lampe au-dessus
de sa tête et s'assit sur son lit. Et l'autre Ilsée
leva sa lampe au-dessus de sa tête et s'assit
près d'elle.
— Je comprends bien, pensa Ilsée. La
dame du miroir s'est délivrée. Elle est venue
me chercher. Je vais mourir.
Après la mort de ses parents, Marjolaine
resta dans leur petite maison avec sa
vieille nourrice. Ils lui avaient laissé un toit
de chaume bruni et le manteau de la grande
cheminée. Car le père de Marjolaine avait été
conteur et bâtisseur de rêves. Quelque ami de
ses belles idées lui avait prêté sa terre pour
construire, un peu d'argent pour songer. Il
avait longtemps mélangé diverses espèces
d'argile avec des poussières de métaux, afin
de cuire un sublime émail. Il avait essayé de
fondre et de dorer d'étranges verreries. Il
avait pétri des noyaux de pâte dure percés de
« lanternes » , et le bronze refroidi s'irisait
comme la surface des mares. Mais il ne restait
de lui que deux ou trois creusets noircis, des
plaques frustes d'airain bossuées de scories,
et sept grandes cruches décolorées au-dessus
du foyer. Et de la mère de Marjolaine, une
fille pieuse de la campagne, il ne restait rien :
car elle avait vendu pour « l'argilier » même
son chapelet d'argent.
Marjolaine grandit près de son père, qui
portait un tablier vert, dont les mains étaient
toujours terreuses et les prunelles injectées
de feu. Elle admirait les sept cruches de la
cheminée, enduites de fumée, pleines de
mystère, semblables à un arc-en-ciel creux et
ondulé. Morgiane eût fait sortir de la cruche
sanglante un brigand frotté d'huile, avec un
sabre couvert par des fleurs de Damas. Dans
la cruche orangée, on pouvait, comme Aladin,
trouver des fruits de rubis, des prunes
d'améthyste, des cerises de grenat, des coings
de topaze, des grappes d'opale, et des baies de
diamant. La cruche jaune était remplie de
poudre d'or que Camaralzaman avait cachée
sous des olives. On voyait un peu une des
olives sous le couvercle, et le bord du vase
était luisant. La cruche verte devait être
fermée par un grand sceau de cuivre, marqué
par le roi Salomon. L'âge y avait peint une
couche de vert-de-gris ; car cette cruche
habitait autrefois l'océan, et depuis plusieurs
milliers d'années elle contenait un génie, qui
était prince. Une très jeune fille sage saurait
briser l'enchantement à la pleine lune, avec
la permission du roi Salomon, qui a donné
la voix aux mandragores. Dans la cruche bleu
clair, Giauharé avait enclos toutes ses robes
marines, tissées d'algues, gemmées d'aigues
et tachées de la pourpre des coquillages. Tout
le ciel du Paradis terrestre, et les fruits riches
de l'arbre, et les écailles enflammées du serpent,
et le glaive ardent de l'ange étaient
enfermés par la cruche bleu sombre, pareille
à l'énorme cupule azurée d'une fleur australe.
Et la mystérieuse Lilith avait versé tout le ciel
du Paradis céleste dans la dernière cruche :
car elle se dressait, violette et rigide comme le
camail de l'évêque.
Ceux qui ignoraient ces choses ne voyaient
que sept vieilles cruches décolorées, sur le
manteau renflé de l'âtre. Mais Marjolaine
savait la vérité, par les contes de son père. Au
feu d'hiver, parmi l'ombre changeante des
flammes du bois et de la chandelle, elle suivait
des yeux, jusqu'à l'heure où elle allait dormir,
le grouillement des merveilles.
Cependant la huche à pain étant vide, avec
la boîte à sel, la nourrice implorait Marjolaine.
« Marie-toi, disait-elle, ma fleurette aimée :
votre mère pensait à Jean ; veux-tu pas épouser
Jean ? Ma Jolaine, ma Jolaine, quelle jolie
mariée tu feras ! »
— La mariée de la Marjolaine a eu des
chevaliers, dit la rêveuse ; j'aurai un prince.
— Princesse Marjolaine, dit la nourrice,
épousez Jean, tu le feras prince.
— Nenni, nourrice, dit la rêveuse ; j'aime
mieux filer. J'attends mes diamants et mes
robes pour un plus beau génie. Achète du
chanvre et des quenouilles et un fuseau poli.
Nous aurons notre palais bientôt. Il est pour
le moment dans un désert noir d'Afrique. Un
magicien l'habite, couvert de sang et de poisons.
Il verse dans le vin des voyageurs une
poudre brune qui les change en bêtes velues.
Le palais est éclairé de torches vives, et les
nègres qui servent aux repas ont des couronnes
d'or. Mon prince tuera le magicien,
et le palais viendra dans notre campagne, et
tu berceras mon enfant.
— Ô Marjolaine, épouse Jean ! dit la
vieille nourrice.
Marjolaine s'assit et fila. Patiemment elle
tourna le fuseau, tordit le chanvre, et le
détordit. Les quenouilles s'amincissaient et se
regonflaient. Près d'elle Jean vint s'asseoir et
l'admira. Mais elle n'y prenait point garde.
Car les sept cruches de la grande cheminée
étaient pleines de rêves. Pendant le jour elle
croyait les entendre gémir ou chanter. Quand
elle s'arrêtait de filer, la quenouille ne
frémissait plus pour les cruches, et le fuseau
cessait de leur prêter ses bruissements.
— Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait
la vieille nourrice tous les soirs.
Mais au milieu de la nuit la rêveuse se
levait. Comme Morgiane, elle jetait contre
les cruches des grains de sable, pour éveiller
les mystères. Et cependant le brigand continuait
à dormir ; les fruits précieux ne cliquetaient
pas, elle n'entendait pas couler la poudre d'or,
ni se froisser l'étoffe des robes,
et le sceau de Salomon pesait lourdement sur
le prince enfermé.
Marjolaine jetait un à un les grains de
sable. Sept fois ils tintaient contre la terre
dure des cruches ; sept fois le silence
recommençait.
— Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait la
vieille nourrice tous les matins.
Alors Marjolaine fronça le sourcil lorsqu'elle
voyait Jean, et Jean ne vint plus. Et la
vieille nourrice fut trouvée morte, une aube,
assez souriante. Et Marjolaine mit une robe
noire, une cornette sombre, et continua de
filer.
Toutes les nuits elle se levait, et, comme
Morgiane, elle jetait contre les cruches des
grains de sable pour éveiller les mystères.
Et les rêves dormaient toujours.
Marjolaine devint vieille en sa patience.
Mais le prince emprisonné sous le sceau du
roi Salomon était toujours jeune, sans doute,
ayant vécu des milliers d'années. Une nuit
de pleine lune, la rêveuse se leva comme une
assassine, et prit un marteau. Elle brisa
furieusement six cruches, et la sueur d'angoisse
coulait de son front. Les vases claquèrent
et s'ouvrirent : ils étaient vides. Elle
hésita devant la cruche où Lilith avait versé
le paradis violet ; puis elle l'assassina comme
les autres. Parmi les débris roula une rose
sèche et grise de Jéricho. Quand Marjolaine
voulut la faire fleurir, elle s'éparpilla en
poussière.
Cice replia ses jambes dans son petit lit
et tendit l'oreille contre le mur. La
fenêtre était pâle. Le mur vibrait et semblait
dormir avec une respiration étouffée. Le
petit jupon blanc s'était gonflé sur la chaise,
d'où deux bas pendaient ainsi que des
jambes noires molles et vides. Une robe marquait
mystérieusement le mur comme si elle
avait voulu grimper jusqu'au plafond. Les
planches du parquet criaient faiblement dans
la nuit. Le pot à eau était pareil à un crapaud
blanc, accroupi dans la cuvette et humant
l'ombre.
— Je suis trop malheureuse, dit Cice. Et
elle se mit à pleurer dans son drap. Le mur
soupira plus fort ; mais les deux jambes noires
restèrent inertes, et la robe ne continua pas
de grimper, et le crapaud blanc accroupi ne
ferma pas sa gueule humide.
Cice dit encore :
— Puisque tout le monde m'en veut, puisqu'on
n'aime que mes soeurs ici, puisqu'on
m'a laissé aller me coucher pendant le dîner,
je m'en irai, oui, je m'en irai très loin. Je suis
une Cendrillon, voilà ce que je suis. Je leur
montrerai bien, moi. J'aurai un prince, moi ;
et elles n'auront personne, absolument personne.
Et je viendrai dans ma belle voiture,
avec mon prince ; voilà ce que je ferai. Si
elles sont bonnes, dans ce temps-là, je leur
pardonnerai. Pauvre Cendrillon, vous verrez
qu'elle est meilleure que vous, allez.
Son petit coeur grossit encore, pendant
qu'elle enfilait ses bas et qu'elle nouait son
jupon. La chaise vide resta au milieu de la
chambre, abandonnée.
Cice descendit doucement à la cuisine, et
pleura de nouveau, agenouillée devant l'âtre,
les mains plongées dans les cendres.
Le bruit régulier d'un rouet la fit retourner.
Un corps tiède et velu frôla ses jambes.
— Je n'ai pas de marraine, dit Cice, mais
j'ai mon chat. Pas ?
Elle tendit ses doigts, et il les lécha lentement,
comme avec une petite râpe chaude.
— Viens, dit Cice.
Elle poussa la porte du jardin, et il y eut
un grand souffle de fraîcheur. Une tache
sombrement verdâtre marquait la pelouse ; le
grand sycomore frémissait, et des étoiles
paraissaient suspendues entre les branches.
Le potager était clair, au delà des arbres, et
des cloches à melons luisaient.
Cice rasa deux bouquets d'herbes longues,
qui la chatouillèrent finement. Elle courut
parmi les cloches où voltigeaient de courtes
lueurs.
— Je n'ai pas de marraine : sais-tu faire
une voiture, chat ? dit-elle.
La petite bête bâilla vers le ciel où des
nuages gris chassaient.
— Je n'ai pas encore de prince, dit Cice.
Quand viendra-t-il ?
Assise près d'un gros chardon violacé, elle
regarda la haie du potager. Puis elle ôta une
de ses pantoufles, et la jeta de toutes ses
forces par-dessus les groseilliers. La pantoufle
tomba sur la grand'route.
Cice caressa le chat et dit :
— Écoute, chat. Si le prince ne me rapporte
pas ma pantoufle, je t'achèterai des
bottes et nous voyagerons pour le trouver.
C'est un très beau jeune homme. Il est habillé
de vert, avec des diamants. Il m'aime beaucoup,
mais il ne m'a jamais vue. Tu ne seras
pas jaloux. Nous demeurerons ensemble, tous
les trois. Je serai plus heureuse que Cendrillon,
parce que j'ai été plus malheureuse.
Cendrillon allait au bal tous les soirs, et on
lui donnait des robes très riches. Moi, je n'ai
que toi, mon petit chat chéri.
Elle embrassa son museau de maroquin
mouillé. Le chat jeta un faible miaulement et
passa une patte sur son oreille. Puis il se
lécha et ronronna.
Cice cueillit des groseilles vertes.
— Une pour moi, une pour mon prince,
une pour toi. Une pour mon prince, une
pour toi, une pour moi. Une pour toi, une
pour moi, une pour mon prince. Voilà
comme nous vivrons. Nous partagerons tout
pour nous trois, et nous n'aurons pas de
soeurs méchantes.
Les nuages gris s'étaient amassés dans le
ciel. Une bande blême s'élevait vers l'Orient.
Les arbres se baignaient dans une pénombre
livide. Tout à coup une bouffée de vent glacé
secoua le jupon de Cice. Les choses frissonnèrent.
Le chardon violet s'inclina deux ou trois fois.
Le chat fit le gros dos et hérissa
tous ses poils.
Cice entendit au loin sur la route une
rumeur grinçante de roues.
Un feu terne courut aux cimes balancées
des arbres et le long du toit de la petite maison.
Puis le roulement s'approcha. Il y eut des
hennissements de chevaux, et un murmure
confus de voix d'hommes.
— Écoute, chat, dit Cice. Écoute. Voilà
une grande voiture qui arrive. C'est la voiture
de mon prince. Vite, vite : il va m'appeler.
Une pantoufle de cuir mordoré vola par-dessus
les groseilliers, et tomba au milieu des
cloches.
Cice courut vers la barrière d'osier et
l'ouvrit.
Une voiture longue et obscure avançait
pesamment. Le bicorne du cocher était éclairé
par un rayon rouge. Deux hommes noirs
marchaient de chaque côté des chevaux.
L'arrière-train de la voiture était bas et
oblong comme un cercueil. Une odeur fade
flottait dans la brise d'aurore.
Mais Cice ne comprit rien de tout cela. Elle
ne voyait qu'une chose : la voiture merveilleuse
était là. Le cocher du prince était coiffé
d'or. Le coffre lourd était plein des joyaux
des noces. Ce parfum terrible et souverain
l'enveloppait de royauté.
Et Cice tendit les bras en criant :
— Prince, emmenez-moi, emmenez-moi !
La princesse Morgane n'aimait personne.
Elle avait une candeur froide, et vivait
parmi les fleurs et les miroirs. Elle piquait
dans ses cheveux des roses rouges et se regardait.
Elle ne voyait aucune jeune fille ni
aucun jeune homme parce qu'elle se mirait
dans leurs regards. Et la cruauté ou la volupté
lui étaient inconnues. Ses cheveux noirs
descendaient autour de son visage comme des
vagues lentes. Elle désirait s'aimer elle-même :
mais l'image des miroirs avait une
frigidité calme et lointaine, et l'image des
étangs était morne et pâle, et l'image des
rivières fuyait en tremblant.
La princesse Morgane avait lu dans les
livres l'histoire du miroir de Blanche-Neige
qui savait parler et lui annonça son égorgement,
et le conte du miroir d'Ilsée, d'où sortit
une autre Ilsée qui tua Ilsée, et l'aventure du
miroir nocturne de la ville de Milet qui faisait
s'étrangler les milésiennes à la nuit levante.
Elle avait vu la peinture mystérieuse où le
fiancé a étendu un glaive devant sa fiancée,
parce qu'ils se sont rencontrés eux-mêmes
dans la brume du soir : car les doubles
menacent la mort. Mais elle ne craignait pas
son image, puisque jamais elle ne s'était rencontrée,
sinon candide et voilée, non cruelle
et voluptueuse, elle-même pour elle-même.
Et les lames polies d'or vert, les lourdes
nappes de vif-argent ne montraient point
Morgane à Morgane.
Les prêtres de son pays étaient géomanciens
et adorateurs du feu. Ils disposèrent le
sable dans la boîte carrée, et y tracèrent les
lignes ; ils calculèrent au moyen de leurs
talismans de parchemin, ils firent le miroir noir
avec de l'eau mélangée de fumée. Et le soir
Morgane se rendit vers eux, et elle jeta dans
le feu trois gâteaux d'offrande. « Voici, » dit
le géomancien ; et il montra le miroir noir
liquide. Morgane regarda : et d'abord une
vapeur claire traîna par la surface, puis un
cercle coloré bouillonna, puis une image
s'éleva et courut légèrement. C'était une maison
blanche cubique avec de longues fenêtres ;
et sous la troisième fenêtre pendait un
grand anneau de bronze. Et tout autour de la
maison régnait le sable gris. « Ceci est l'endroit,
dit le géomancien, où se trouve le
véritable miroir ; mais notre science ne peut
le fixer ni l'expliquer. »
Morgane s'inclina et jeta dans le feu trois
nouveaux gâteaux d'offrande. Mais l'image
vacilla, et s'obscurcit ; la maison blanche
s'enfonça et Morgane regarda vainement le miroir
noir.
Et, au jour suivant, Morgane désira faire
un voyage. Car il lui semblait avoir reconnu
la couleur morne du sable et elle se dirigea
vers l'Occident. Son père lui donna une caravane
choisie, avec des mules à clochettes
d'argent, et on la portait dans une litière
dont les parois étaient des miroirs précieux.
Ainsi elle traversa la Perse, et elle examinait
les hôtelleries isolées, tant celles qui sont
bâties près des puits et où passent les troupes
de voyageurs que les maisons décriées où les
femmes chantent la nuit et battent des pièces
de métal.
Et près des confins du royaume de Perse
elle vit beaucoup de maisons blanches,
cubiques, aux fenêtres longues ; mais l'anneau
de bronze n'y était point pendu. Et on lui dit
que l'anneau se trouverait au pays chrétien
de Syrie, à l'Occident.
Morgane passa les rives plates du fleuve
qui environne la contrée des plaines humides,
où croissent des forêts de réglisse. Il y avait
des châteaux creusés dans une seule pierre
étroite, qui était posée sur la pointe extrême ;
et les femmes assises au soleil sur le passage
de la caravane avaient des torsades de crin
roux autour du front. Et là vivent ceux qui
mènent des troupeaux de chevaux, et portent
des lances à pointe d'argent.
Et plus loin est une montagne sauvage
habitée par des bandits qui boivent l'eau-de-vie
de blé en l'honneur de leurs divinités. Ils
adorent des pierres vertes de forme étrange,
et se prostituent les uns aux autres parmi des
cercles de buissons enflammés. Morgane eut
horreur d'eux.
Et plus loin est une cité souterraine d'hommes
noirs qui ne sont visités par leurs dieux
que pendant leur sommeil. Ils mangent les
fibres du chanvre, et se couvrent le visage
avec de la poudre de craie. Et ceux qui
s'enivrent avec le chanvre pendant la nuit
fendent le cou de ceux qui dorment, afin de
les envoyer vers les divinités nocturnes. Morgane
eut horreur d'eux.
Et plus loin s'étend le désert de sable gris,
où les plantes et les pierres sont pareilles au
sable. Et à l'entrée de ce désert Morgane
trouva l'hôtellerie de l'anneau.
Elle fit arrêter sa litière, et les muletiers
déchargèrent les mules. C'était une maison
ancienne, bâtie sans l'aide du ciment ; et les
blocs de pierre étaient blanchis par le soleil.
Mais le maître de l'hôtellerie ne put lui
parler du miroir : car il ne le connaissait point.
Et le soir, après qu'on eut mangé les galettes
minces, le maître dit à Morgane que
cette maison de l'anneau avait été dans les
temps anciens la demeure d'une reine cruelle.
Et elle fut punie de sa cruauté. Car elle avait
ordonné de couper la tête à un homme religieux
qui vivait solitaire au milieu de l'étendue
de sable et faisait baigner les voyageurs
avec de bonnes paroles dans l'eau du fleuve.
Et aussitôt après cette reine périt, avec toute
sa race. Et la chambre de la reine fut murée
dans sa maison. Le maître de l'hôtellerie montra
à Morgane la porte bouchée par des pierres.
Puis les voyageurs de l'hôtellerie se couchèrent
dans les salles carrées et sous l'auvent.
Mais vers le milieu de la nuit, Morgane
éveilla ses muletiers, et fit enfoncer la porte
murée. Et elle entra par la brèche poussiéreuse,
avec un flambeau de fer.
Et les gens de Morgane entendirent un cri,
et suivirent la princesse. Elle était agenouillée
au milieu de la chambre murée, devant
un plat de cuivre battu rempli de sang, et elle
le regardait ardemment. Et le maître de
l'hôtellerie leva les bras : car le sang du
bassin n'était pas tari dans la chambre close
depuis que la reine cruelle y avait fait placer
une tête coupée.
Personne ne sait ce que la princesse Morgane
vit dans le miroir de sang. Mais sur la
route du retour ses muletiers furent trouvés
assassinés, un à un, chaque nuit, leur face
grise tournée vers le ciel, après qu'ils avaient
pénétré dans sa litière. Et on nomma cette
princesse Morgane la rouge, et elle fut une
fameuse prostituée et une terrible égorgeuse
d'hommes.
Lilly et Nan étaient servantes de ferme.
Elles portaient l'eau du puits, l'été, par
le sentier à peine frayé dans les blés mûrs ; et
l'hiver, qu'il fait froid, et que les glacillons
pendillent aux fenêtres, Lilly venait coucher
avec Nan. Pelotonnées sous les couvertures,
elles écoutaient le vent huer. Elles avaient
toujours des pièces blanches dans leurs
poches, et guimpes fines à rubans cerise ;
blondes pareillement, et ricassières. Tous les
soirs elles mettaient au coin de l'âtre un baquet
de belle eau fraîche ; où aussi elles
trouvaient, disait-on, au saut du lit, les pièces
d'argent qu'elles faisaient sonner dans leurs
doigts. Car les
pixies en jetaient au baquet
après s'y être baignées. Mais Nan, ni
Lilly, ni personne, n'avait vu de pixies,
sinon que, dans les contes et ballades, ce sont
quelques méchantes petites choses noires
avec des queues tourbillonnantes.
Une nuit, Nan oublia de tirer de l'eau ;
d'autant qu'on était en décembre, et que la
chaîne rouillée du puits était enduite de glace.
Comme elle dormait, les mains sur les épaules
de Lilly, soudain elle fut pincée aux bras et
aux mollets, et les cheveux de sa nuque furent
cruellement tirés. Elle s'éveilla en pleurant :
« Demain je serai noire et bleue ! » Et elle dit
à Lilly : « Serre-moi, serre-moi : je n'ai pas
mis le baquet de belle eau fraîche ; mais je ne
sortirai pas de mon lit, malgré tous les
“pixies” du Devonshire ». Alors la bonne
petite Lilly l'embrassa, se leva, tira de l'eau,
et plaça le baquet au coin de l'âtre. Quand elle
se recoucha, Nan était endormie.
Et dans son sommeil la petite Lilly eut un
rêve. Il lui sembla qu'une reine, vêtue de
feuilles vertes, avec une couronne d'or sur la
tête, s'approchait de son lit, la touchait et lui
parlait. Elle disait : « Je suis la reine Mandosiane ;
Lilly, viens me chercher. » et elle disait encore :
« Je suis assise dans une prairie d'émeraudes, et le
chemin qui mène vers moi est de trois couleurs,
jaune, bleu et vert. »
Et elle disait : « je suis la reine Mandosiane ;
Lilly, viens me chercher. »
Puis Lilly enfonça sa tête dans l'oreiller
noir de la nuit et elle ne vit plus rien. Or, le
matin, comme le coq chantait, il fut impossible
à Nan de se lever et elle poussait des
plaintes aiguës, car ses deux jambes étaient
insensibles et elle ne savait les remuer. Dans
la journée, les médecins la virent et par
grande consultation décidèrent qu'elle resterait
sans doute étendue ainsi sans jamais plus
marcher. Et la pauvre Nan sanglotait : car
elle ne trouverait jamais de mari.
Lilly eut grand-pitié. Épluchant les pommes
d'hiver, rangeant les nèfles, barattant le
beurre, essuyant le petit-lait à ses mains rougies,
elle imaginait sans cesse qu'on pourrait
guérir la pauvre Nan. Et elle avait oublié le
rêve, lorsqu'un soir où la neige tombait dru
et qu'on buvait de la bière chaude avec des
rôties, un vieux vendeur de ballades frappa
à la porte. Toutes les filles de ferme sautèrent
autour de lui, car il avait des gants, des chansons
d'amour, des rubans, des toiles de Hollande,
des jarretières, des épingles et des coiffes d'or.
— Voyez la triste histoire, dit-il, de la
femme de l'usurier, pendant douze mois
grosse de vingt sacs d'écus, aussi prise de
l'envie bien singulière de manger des têtes de
vipère à la fricassée et des crapauds en
carbonade.
» Voyez la ballade du grand poisson qui
vint sur la côte le quatorzième jour d'avril,
sortit de l'eau plus de quarante brasses, et
vomit cinq boisseaux d'anneaux de mariée
tout verdis par la mer.
» Voyez la chanson des trois méchantes
filles du roi et de celle qui versa un verre de
sang sur la barbe de son père.
» Et j'avais aussi les aventures de la reine
Mandosiane ; mais une coquine de bourrasque
m'a tiré la dernière feuille des mains au
tournant de la route. »
Aussitôt Lilly reconnut son rêve, et elle sut
que la reine Mandosiane lui ordonnait de venir.
Et la même nuit, Lilly embrassa doucement
Nan, mit ses souliers neufs et s'en alla seule
par les routes. Or, le vieux vendeur de ballades
avait disparu, et sa feuille s'était envolée
si loin que Lilly ne put la trouver ; de
sorte qu'elle ne savait ni ce qu'était la reine
Mandosiane, ni où elle devait la chercher.
Et personne ne put lui répondre, bien
qu'elle demandât sur son chemin aux vieux
laboureurs qui la regardaient encore de loin,
en s'abritant les yeux avec la main, et aux
jeunes femmes enceintes qui causaient indolemment
devant leurs portes, et aux enfants
qui viennent justement de parler, auxquels
elle baissait les branches des mûriers par les
haies. Les uns disaient : « Il n'y a plus de
reines » ; les autres : « Nous n'avons pas ça
par ici ; c'est dans les vieux temps » ; les
autres : « Est-ce le nom d'un joli garçon ? »
Et d'autres mauvais conduisirent Lilly devant
une de ces maisons des villes qui sont fermées
le jour, et qui, la nuit, s'ouvrent et s'éclairent,
disant et affirmant que la reine Mandosiane
y séjournait, vêtue d'une chemise rouge et
servie par des femmes nues.
Mais Lilly savait bien que la vraie reine
Mandosiane était vêtue de vert, non de rouge,
et qu'il lui faudrait passer sur un chemin de
trois couleurs. Ainsi elle connut le mensonge
des méchants. Cependant, elle marcha bien
longtemps. Certes, elle passa l'été de sa vie,
trottant par la poussière blanche, pataugeant
par l'épaisse boue des ornières, accompagnée
par les chariots des rouliers, et, parfois, le
soir, quand le ciel avait une splendide nuance
rouge, suivie par les grands chars où s'entassaient
des gerbes et où quelques faux luisantes
se balançaient. Mais personne ne put lui parler
de la reine Mandosiane.
Afin de ne pas oublier un nom si difficile,
elle avait fait trois noeuds à sa jarretière. Par
un midi, étant allée loin vers le soleil qui se
lève, elle entra dans une route jaune sinueuse
qui bordait un canal bleu. Et le canal fléchissait
avec la route et entre les deux un talus
vert suivait leurs contours. Des bouquets
d'arbrisseaux croissaient de part et d'autre ;
et aussi loin que l'oeil pouvait atteindre, on ne
voyait que des marécages et l'ombre verdoyante.
Parmi les taches des marais s'élevaient de
petites huttes coniques et la longue
route s'enfonçait directement dans les nuages
sanglants du ciel.
Là elle rencontra un petit garçon, dont les
yeux étaient drôlement fendus, et qui halait
le long du canal une lourde barque. Elle voulut
lui demander s'il avait vu la reine, mais
s'aperçut avec terreur qu'elle avait oublié le
nom. Lors elle s'écria, et pleura, et tâta sa
jarretière, en vain. Et elle s'écria plus fort,
voyant qu'elle marchait sur la route de trois
couleurs, faite de poussière jaune, d'un canal
bleu, et d'un talus vert. De nouveau, elle
toucha les trois noeuds qu'elle avait noués, et
sanglota. Et le petit garçon, pensant qu'elle
souffrait et ne comprenant point sa douleur,
cueillit au bord de la route jaune une pauvre
herbe, qu'il lui mit dans la main.
— La mandosiane guérit, dit-il.
Voilà comment Lilly trouva sa reine vêtue
de feuilles vertes.
Elle la serra précieusement, et retourna aussitôt
sur la longue route. Et le voyage de
retour fut plus lent que l'autre, car Lilly était
lasse. Il lui parut qu'elle marchait depuis des
années. Mais elle était joyeuse, sachant qu'elle
guérirait la pauvre Nan.
Elle traversa la mer, où les vagues étaient
monstrueuses. Enfin elle arriva dans le Devon,
tenant l'herbe entre sa cotte et sa chemise.
Et d'abord elle ne reconnut pas les
arbres ; et il lui parut que tous les bestiaux
étaient changés. Et dans la grand salle de la
ferme, elle vit une vieille femme entourée
d'enfants. Courant, elle demanda Nan. La vieille,
surprise, considéra Lilly et dit :
— Mais Nan est partie depuis longtemps,
et mariée.
— Et guérie ? Demanda joyeusement Lilly.
— Guérie, oui, certes, dit la vieille. — Et
toi, pauvre, n'es-tu pas Lilly ?
— Oui, dit Lilly ; mais quel âge puis-je
donc avoir ?
— Cinquante ans, n'est-ce pas, grand-mère,
crièrent les enfants : elle n'est pas tout à
fait si vieille que toi.
Et comme Lilly, lasse, souriait, le parfum
très fort de la mandosiane la fit pâmer, et elle
mourut sous le soleil. Ainsi Lilly alla chercher
la reine Mandosiane et fut emportée par elle.
Je ne sais comment je parvins à travers une
pluie obscure jusqu'à l'étrange étal qui
m'apparut dans la nuit. J'ignore la ville et
j'ignore l'année : je me souviens que la saison
était pluvieuse, très pluvieuse.
Il est certain que dans ce même temps les
hommes trouvèrent par les routes de petits
enfants vagabonds qui refusaient de grandir.
Des fillettes de sept ans implorèrent à genoux
pour que leur âge restât immobile, et la
puberté semblait déjà mortelle. Il y eut des
processions blanchâtres sous le ciel livide, et
de petites ombres à peine parlantes exhortèrent
le peuple puéril. Rien n'était désiré
par elles qu'une ignorance perpétuée. Elles
souhaitaient se vouer à des jeux éternels.
Elles désespéraient du travail de la vie. Tout
n'était que passé pour elles.
En ces jours mornes, sous cette saison pluvieuse,
très pluvieuse, j'aperçus les minces
lumières filantes de la petite vendeuse de
lampes.
Je m'approchai sous l'auvent, et la pluie
me courut sur la nuque tandis que je penchais
la tête.
Et je lui dis :
— Que vendez-vous donc là, petite vendeuse,
par cette triste saison de pluie ?
— Des lampes, me répondit-elle, seulement
des lampes allumées.
— Et, en vérité, lui dis-je, que sont donc
ces lampes allumées, hautes comme le petit
doigt, et qui brûlent d'une lumière menue
comme une tête d'épingle ?
— Ce sont, dit-elle, les lampes de cette saison
ténébreuse. Et autrefois ce furent des
lampes de poupée. Mais les enfants ne veulent
plus grandir. Voilà pourquoi je leur vends
ces petites lampes qui éclairent à peine la
pluie obscure.
— Et vivez-vous donc ainsi, lui dis-je,
petite vendeuse vêtue de noir, et mangez-vous
par l'argent que vous payent les enfants
pour vos lampes ?
— Oui, dit-elle, simplement. Mais je gagne
bien peu. Car la pluie sinistre éteint souvent
mes petites lampes, au moment où je les tends
pour les donner. Et quand elles sont éteintes,
les enfants n'en veulent plus. Personne ne
peut les rallumer. Il ne me reste que celles-ci.
Je sais bien que je ne pourrai en trouver
d'autres. Et quand elles seront vendues,
nous demeurerons dans l'obscurité de la pluie.
— Est-ce donc la seule lumière, dis-je
encore, de cette morne saison ; et comment
éclairerait-on, avec une si petite lampe, les
ténèbres mouillées ?
— La pluie les éteint souvent, dit-elle, et
dans les champs ou par les rues elles ne
peuvent plus servir. Mais il faut s'enfermer.
Les enfants abritent mes petites lampes avec
leurs mains et s'enferment. Ils s'enferment
chacun avec sa lampe et un miroir. Et elle
suffit pour leur montrer leur image dans le
miroir.
Je regardai quelques instants les pauvres
flammes vacillantes.
— Hélas ! dis-je, petite vendeuse, c'est
une triste lumière, et les images des miroirs
doivent être de tristes images.
— Elles ne sont point si tristes, dit l'enfant
vêtue de noir en secouant la tête, tant
qu'elles ne grandissent pas. Mais les petites
lampes que je vends ne sont pas éternelles.
Leur flamme décroît, comme si elles s'affligeaient
de la pluie obscure. Et quand mes
petites lampes s'éteignent, les enfants ne
voient plus la lueur du miroir, et se désespèrent.
Car ils craignent de ne pas savoir
l'instant où ils vont grandir. Voilà pourquoi
ils s'enfuient en gémissant dans la nuit. Mais
il ne m'est permis de vendre à chaque enfant
qu'une seule lampe. S'ils essaient d'en acheter
une seconde, elle s'éteint dans leurs mains.
Et je me penchai un peu plus vers la petite
vendeuse, et je voulus prendre une de ses
lampes.
— Oh ! Il n'y faut pas toucher, dit-elle.
Vous avez passé l'âge où mes lampes brûlent.
Elles ne sont faites que pour les poupées ou
les enfants. N'avez-vous point chez vous une
lampe de grande personne ?
— Hélas ! dis-je, par cette saison pluvieuse
de pluie obscure, dans ce morne temps ignoré,
il n'est plus que vos lampes d'enfants qui
brûlent. Et je désirais, moi aussi, regarder
encore une fois la lueur du miroir.
— Venez, dit-elle, nous regarderons ensemble.
Par un petit escalier vermoulu, elle me conduisit
dans une chambre de bois simple où
il y avait un éclat de miroir au mur.
— Chut, dit-elle, et je vous montrerai. Car
ma propre lampe est plus claire et plus puissante
que les autres ; et je ne suis pas trop
pauvre parmi ces pluvieuses ténèbres. Et elle
leva sa petite lampe vers le miroir.
Alors il y eut un pâle reflet où je vis circuler
des histoires connues. Mais la petite
lampe mentait, mentait, mentait. Je vis la
plume se soulever sur les lèvres de Cordelia ;
et elle souriait, et guérissait ; et avec son vieux
père elle vivait dans une grande cage comme
un oiseau, et elle baisait sa barbe blanche. Je
vis Ophélie jouer sur l'eau vitrée de l'étang,
et attacher au cou d'Hamlet ses bras humides
enguirlandés de violettes. Je vis Desdémone
réveillée errer sous les saules. Je vis la
princesse Maleine ôter ses deux mains des yeux
du vieux roi, et rire, et danser. Je vis Mélisande,
délivrée, se mirer dans la fontaine.
Et je m'écriai : Petite lampe menteuse...
— Chut ! dit la petite vendeuse de lampes,
et elle me mit la main sur les lèvres. Il ne faut
rien dire. La pluie n'est-elle pas assez obscure ?
Alors je baissai la tête et je m'en allai vers
la nuit pluvieuse dans la ville inconnue.
Je ne sais pas où Monelle me prit par la
main. Mais je pense que ce fut dans une
soirée d'automne, quand la pluie est déjà
froide.
— Viens jouer avec nous, dit-elle.
Monelle portait dans son tablier des vieilles
poupées et des volants dont les plumes étaient
fripées et les galons ternis.
Sa figure était pâle et ses yeux riaient.
— Viens jouer, dit-elle. Nous ne travaillons
plus, nous jouons.
Il y avait du vent et de la boue. Les pavés
luisaient. Tout le long des auvents de boutique
l'eau tombait, goutte à goutte. Des
filles frissonnaient sur le seuil des épiceries.
Les chandelles allumées semblaient rouges.
Mais Monelle tira de sa poche un dé de
plomb, un petit sabre d'étain, une balle de
caoutchouc.
— Tout cela est pour eux, dit-elle. C'est
moi qui sors pour acheter les provisions.
— Et quelle maison avez-vous donc, et
quel travail, et quel argent, petite...
— Monelle, dit la fillette en me serrant la
main. Ils m'appellent Monelle. Notre maison
est une maison où on joue : nous avons chassé
le travail, et les sous que nous avons encore
nous avaient été donnés pour acheter des
gâteaux. Tous les jours je vais chercher des
enfants dans la rue, et je leur parle de notre
maison, et je les amène. Et nous nous cachons
bien pour qu'on ne nous trouve pas. Les
grandes personnes nous forceraient à rentrer
et nous prendraient tout ce que nous avons.
Et nous, nous voulons rester ensemble et jouer.
— Et à quoi jouez-vous, petite Monelle ?
— Nous jouons à tout. Ceux qui sont
grands se font des fusils et des pistolets ; et
les autres jouent à la raquette, sautent à la
corde, se jettent la balle ; ou les autres dansent
des rondes et se prennent les mains ; ou les
autres dessinent sur les vitres les belles images
qu'on ne voit jamais et soufflent des bulles
de savon ; ou les autres habillent leurs poupées
et les mènent promener, et nous comptons sur les
doigts des tout petits pour les faire rire.
La maison où Monelle me conduisit paraissait
avoir des fenêtres murées. Elle s'était
détournée de la rue, et toute sa lumière venait
d'un profond jardin. Et déjà là j'entendis des
voix heureuses.
Trois enfants vinrent sauter autour de nous.
— Monelle, Monelle ! criaient-ils, Monelle
est revenue !
Ils me regardèrent et murmurèrent :
— Comme il est grand ! Est-ce qu'il
jouera, Monelle ?
Et la fillette leur dit :
— Bientôt les grandes personnes viendront
avec nous. Elles iront vers les petits
enfants. Elles apprendront à jouer. Nous leur
ferons la classe, et, dans notre classe, on ne
travaillera jamais. Avez-vous faim ?
Des voix crièrent :
— Oui, oui, oui, il faut faire la dînette.
Alors furent apportées des petites tables
rondes, et des serviettes grandes comme des
feuilles de lilas, et des verres profonds comme
des dés à coudre, et des assiettes creuses
comme des coquilles de noix. Le repas fut de
chocolat et de sucre en miettes ; et le vin ne
pouvait pas couler dans les verres, car les
petites fioles blanches, longues comme le
petit doigt, avaient le cou trop mince.
La salle était vieille et haute. Partout brûlaient
des petites chandelles vertes et roses
dans les chandeliers d'étain minuscules.
Contre les murs, les petites glaces rondes
paraissaient des pièces de monnaie changées en
miroirs. On ne reconnaissait les poupées
d'entre les enfants que par leur immobilité.
Car elles restaient assises dans leurs fauteuils,
ou se coiffaient, les bras levés, devant de
petites toilettes, ou elles étaient déjà couchées,
le drap ramené jusqu'au menton, dans
leurs petits lits de cuivre. Et le sol était
jonché de la fine mousse verte qu'on met dans les
bergeries de bois.
Il semblait que cette maison fût une prison
ou un hôpital. Mais une prison où on enfermait
des innocents pour les empêcher de
souffrir, un hôpital où on guérissait du travail
de la vie. Et Monelle était la geôlière et
l'infirmière.
La petite Monelle regardait jouer les enfants.
Mais elle était très pâle. Peut-être avait-elle
faim.
— De quoi vivez-vous, Monelle ? lui dis-je
tout à coup.
Et elle me répondit simplement :
— Nous ne vivons de rien. Nous ne savons pas.
Aussitôt elle se prit à rire. Mais elle était
très faible.
Et elle s'assit au pied du lit d'un enfant qui
était malade. Elle lui tendit une des petites
bouteilles blanches, et resta longtemps penchée,
les lèvres entrouvertes.
Il y avait des enfants qui dansaient une
ronde et qui chantaient à voix claire. Monelle
leva un peu la main, et dit :
— Chut !
Puis elle parla, doucement, avec ses petites
paroles. Elle dit :
— Je crois que je suis malade. Ne vous en
allez pas. Jouez autour de moi. Demain, une
autre ira chercher de beaux jouets. Je resterai
avec vous. Nous nous amuserons sans faire de
bruit. Chut ! Plus tard, nous jouerons dans les
rues et dans les champs, et on nous donnera à
manger dans toutes les boutiques. Maintenant
on nous forcerait à vivre comme les autres. Il
faut attendre. Nous aurons beaucoup joué.
Monelle dit encore :
— Aimez-moi bien. Je vous aime tous.
Puis elle parut s'endormir près de l'enfant
malade.
Tous les autres enfants la regardaient, la tête
avancée.
Il y eut une petite voix tremblante qui dit
faiblement : « Monelle est morte. » et il se fit
un grand silence.
Les enfants apportèrent autour du lit les
petites chandelles allumées. Et, pensant
qu'elle dormait peut-être, ils rangèrent devant
elle, comme pour une poupée, de petits
arbres vert clair taillés en pointe et les placèrent
parmi les moutons de bois blanc pour la regarder.
Ensuite ils s'assirent et la guettèrent. Un peu
de temps après, l'enfant malade, sentant que la
joue de Monelle devenait froide, se mit à pleurer.
Il y avait un enfant qui avait eu coutume
de jouer avec Monelle. C'était au temps
ancien, quand Monelle n'était pas encore partie.
Toutes les heures du jour, il les passait
auprès d'elle, regardant trembler ses yeux.
Elle riait sans cause et il riait sans cause.
Quand elle dormait, ses lèvres entrouvertes
étaient en travail de bonnes paroles. Quand
elle s'éveillait, elle se souriait, sachant qu'il
allait venir.
Ce n'était pas un véritable jeu qu'on jouait :
car Monelle était obligée de travailler. Si
petite, elle restait assise tout le jour derrière
une vieille vitre pleine de poussière. La
muraille d'en face était aveuglée de ciment, sous
la triste lumière du nord. Mais les petits
doigts de Monelle couraient dans le linge,
comme s'ils trottaient sur une route de toile
blanche et les épingles piquées sur ses genoux
marquaient les relais. La main droite était
ramassée comme un petit chariot de chair, et
elle avançait, laissant derrière elle un sillon
ourlé ; et crissant, crissant, l'aiguille dardait
sa langue d'acier, plongeait et émergeait,
tirant le long fil par son oeil d'or. Et la main
gauche était bonne à voir, parce qu'elle caressait
doucement la toile neuve, et la soulageait
de tous ses plis, comme si elle avait bordé en
silence les draps frais d'un malade.
Ainsi l'enfant regardait Monelle et se réjouissait
sans parler, car son travail semblait
un jeu, et elle lui disait des choses simples qui
n'avaient point beaucoup de sens. Elle riait
au soleil, elle riait à la pluie, elle riait à la
neige. Elle aimait être chauffée, mouillée, gelée.
Si elle avait de l'argent, elle riait, pensant
qu'elle irait danser avec une robe nouvelle. Si elle
était misérable, elle riait, pensant qu'elle
mangerait des haricots, une grosse provision
pour une semaine. Et elle songeait, ayant des
sous, à d'autres enfants qu'elle ferait rire ; et
elle attendait, sa petite main vide, de pouvoir
se pelotonner et se nicher dans sa faim et sa
pauvreté.
Elle était toujours entourée d'enfants qui
la considéraient avec des yeux élargis. Mais
elle préférait peut-être l'enfant qui venait
passer près d'elle les heures du jour. Cependant
elle partit et le laissa seul. Elle ne lui
parla jamais de son départ, sinon qu'elle
devint plus grave, et le regarda plus longtemps.
Et il se souvint aussi qu'elle cessa
d'aimer tout ce qui l'entourait : son petit
fauteuil, les bêtes peintes qu'on lui apportait,
et tous ses jouets, et tous ses chiffons. Et elle
rêvait, le doigt sur la bouche, à d'autres choses.
Elle partit dans un soir de décembre, quand
l'enfant n'était pas là. Portant à la main sa
petite lampe haletante, elle entra, sans se
retourner, dans les ténèbres. Comme l'enfant
arrivait, il aperçut encore à l'extrémité noire
de la rue étroite une courte flamme qui soupirait.
Ce fut tout. Il ne revit jamais Monelle.
Longtemps il se demanda pourquoi elle
était partie sans rien dire. Il pensa qu'elle
n'avait pas voulu être triste de sa tristesse. Il
se persuada qu'elle était allée vers d'autres
enfants qui avaient besoin d'elle. Avec sa
petite lampe agonisante, elle était allée leur
porter secours, le secours d'une flammèche
rieuse dans la nuit. Peut-être avait-elle songé
qu'il ne fallait pas l'aimer trop, lui seul, afin
de pouvoir aimer aussi d'autres petits inconnus.
Peut-être l'aiguille avec son oeil d'or
ayant tiré le petit chariot de chair jusqu'au
bout, jusqu'à l'extrême bout du sillon ourlé,
Monelle était-elle devenue lasse de la route
écrue de toile où trottaient ses mains. Sans
doute elle avait voulu jouer éternellement.
Et l'enfant n'avait point su le moyen du jeu
éternel. Peut-être avait-elle désiré enfin voir
ce qu'il y avait derrière la vieille muraille
aveugle, dont tous les yeux étaient fermés,
depuis les années, avec du ciment. Peut-être
qu'elle allait revenir. Au lieu de dire : « au
revoir, attends-moi, — sois sage ! » pour
qu'il épiât le bruit de petits pas dans le
corridor et le cliquètement de toutes les clés
dans les serrures, elle s'était tue, et viendrait,
par surprise, dans son dos, mettre deux
menottes tièdes sur ses yeux — ah oui ! — et
crierait : « coucou ! » avec la voix de l'oisillon
revenu près du feu.
Il se rappela le premier jour qu'il la vit,
sautillant comme une frêle blancheur flamboyante
toute secouée de rire. Et ses yeux
étaient des yeux d'eau où les pensées se mouvaient
comme des ombres de plantes. Là, au
détour de la rue, elle était venue, bonnement.
Elle avait ri, avec des éclats lents, semblables
à la vibration cessante d'une coupe de cristal.
C'était au crépuscule d'hiver, et il y avait du
brouillard ; cette boutique était ouverte —
ainsi. Le même soir, les mêmes choses autour,
le même bourdon aux oreilles : l'année différente
et l'attente. Il avançait avec précaution ;
toutes les choses étaient pareilles, comme la
première fois ; mais il l'attendait : n'était-ce
pas une raison pour qu'elle vînt ? Et il tendait
sa pauvre main ouverte à travers le brouillard.
Cette fois, Monelle ne sortit pas de l'inconnu.
Aucun petit rire n'agita la brume.
Monelle était loin, et ne se souvenait plus du
soir ni de l'année. Qui sait ? Elle s'était glissée
peut-être à la nuit dans la chambrette inhabitée
et le guettait derrière la porte avec un
tressaillement doux. L'enfant marcha sans
bruit, pour la surprendre. Mais elle n'était
plus là. Elle allait revenir, — oh ! oui, — elle
allait revenir. Les autres enfants avaient eu
assez de bonheur d'elle. C'était à son tour,
maintenant. L'enfant entendit sa voix malicieuse
murmurant : « Je suis sage aujourd'hui ! »
petite parole disparue, lointaine,
effacée comme une ancienne teinte, usée déjà
par les échos du souvenir.
L'enfant s'assit patiemment. Là était le
petit fauteuil d'osier, marqué de son corps,
et le tabouret qu'elle aimait, et la petite
glace plus chérie parce qu'elle était cassée, et
la dernière chemisette qu'elle avait cousue,
la chemisette « qui s'appelait Monelle » , dressée,
un peu gonflée, attendant sa maîtresse.
Toutes les petites choses de la chambre
l'attendaient. La table à ouvrage était restée
ouverte. Le petit mètre dans sa boîte ronde
allongeait sa langue verte, percée d'un anneau.
La toile dépliée des mouchoirs se soulevait
en petites collines blanches. Les pointes
des aiguilles se dressaient derrière, semblables
à des lances embusquées. Le petit dé de fer
ouvragé était un chapeau d'armes abandonné.
Les ciseaux ouvraient indolemment la gueule
comme un dragon d'acier. Ainsi tout dormait
dans l'attente. Le petit chariot de chair,
souple et agile, ne circulait plus, versant sur
ce monde enchanté sa tiède chaleur. Tout
l'étrange petit château de travail sommeillait.
L'enfant espérait. La porte allait s'ouvrir,
doucement ; la flammèche rieuse volèterait ;
les collines blanches s'étaleraient ; les fines
lances se choqueraient ; le chapeau d'armes
retrouverait sa tête rose ; le dragon d'acier
claquerait rapidement de la gueule, et le petit
chariot de chair trottinerait partout, et la voix
effacée dirait encore : « Je suis sage
aujourd'hui ! » — Est-ce que les miracles n'arrivent
pas deux fois ?
J'arrivai dans un lieu très étroit et obscur,
mais parfumé d'une odeur triste de violettes
étouffées. Et il n'y avait nul moyen
d'éviter cet endroit, qui est comme un long
passage. Et, tâtonnant autour de moi, je touchai
un petit corps ramassé comme jadis
dans le sommeil, et je frôlai des cheveux, et
je passai la main sur une figure que je connaissais,
et il me parut que la petite figure se
fronçait sous mes doigts, et je reconnus que
j'avais trouvé Monelle qui dormait seule en
ce lieu obscur.
Je m'écriai de surprise, et je lui dis, car
elle ne pleurait ni ne riait :
— Ô Monelle ! es-tu donc venue dormir
ici, loin de nous, comme une patiente gerboise
dans le creux du sillon ?
Et elle élargit ses yeux et entrouvrit ses
lèvres, comme autrefois, lorsqu'elle ne comprenait
point, et qu'elle implorait l'intelligence
de celui qu'elle aimait.
— Ô Monelle, dis-je encore, tous les
enfants pleurent dans la maison vide ; et les
jouets se couvrent de poussière, et la petite
lampe s'est éteinte, et tous les rires qui étaient
dans tous les coins se sont enfuis, et le
monde est retourné au travail. Mais nous te
pensions ailleurs. Nous pensions que tu
jouais loin de nous, en un lieu où nous ne
pouvons parvenir. Et voici que tu dors,
nichée comme un petit animal sauvage, au-dessous
de la neige que tu aimais pour sa blancheur.
Alors elle parla, et sa voix était la même,
chose étrange, en ce lieu obscur, et je ne pus
m'empêcher de pleurer, et elle essuya mes larmes
avec ses cheveux, car elle était très dénuée.
— Ô mon chéri, dit-elle, il ne faut point
pleurer ; car tu as besoin de tes yeux pour
travailler, tant qu'on vivra en travaillant, et
les temps ne sont pas venus. Et il ne faut pas
rester en ce lieu froid et obscur.
Et je sanglotai alors et lui dis :
— Ô Monelle, mais tu craignais les ténèbres ?
— Je ne les crains plus, dit-elle.
— Ô Monelle, mais tu avais peur du froid
comme de la main d'un mort ?
— Je n'ai plus peur du froid, dit-elle.
— Et tu es toute seule ici, toute seule,
étant enfant, et tu pleurais quand tu étais seule.
— Je ne suis plus seule, dit-elle ; car j'attends.
— Ô Monelle, qui attends-tu, dormant
roulée en ce lieu obscur ?
— Je ne sais pas, dit-elle ; mais j'attends.
Et je suis avec mon attente.
Et je m'aperçus alors que tout son petit
visage était tendu vers une grande espérance.
— Il ne faut pas rester ici, dit-elle encore,
en ce lieu froid et obscur, mon aimé ; retourne
vers tes amis.
— Ne veux-tu point me guider et m'enseigner,
Monelle, pour que j'aie aussi la
patience de ton attente ? Je suis si seul !
— Ô mon aimé, dit-elle, je serais malhabile
à t'enseigner comme autrefois, quand
j'étais, disais-tu, une petite bête ; ce sont des
choses que tu trouveras sûrement par longue
et laborieuse réflexion, ainsi que je les ai vues
tout d'un coup pendant que je dors.
— Es-tu nichée ainsi, Monelle, sans le
souvenir de ta vie passée, ou te souviens-tu
encore de nous ?
— Comment pourrais-je, mon aimé, t'oublier ?
Car vous êtes dans mon attente, contre
laquelle je dors ; mais je ne puis expliquer.
Tu te rappelles, j'aimais beaucoup la terre, et
je déracinais les fleurs pour les replanter ; tu
te rappelles, je disais souvent : « Si j'étais un
petit oiseau, tu me mettrais dans ta poche,
quand tu partirais. » Ô mon aimé, je suis ici
dans la bonne terre, comme une graine noire,
et j'attends d'être petit oiseau.
— Ô Monelle, tu dors avant de t'envoler
très loin de nous.
— Non, mon aimé, je ne sais si je m'envolerai ;
car je ne sais rien. Mais je suis roulée en
ce que j'aimais, et je dors contre mon attente.
Et avant de m'endormir, j'étais une petite
bête, comme tu disais, car j'étais pareille à un
vermisseau nu. Un jour nous avons trouvé
ensemble un cocon tout blanc, tout soyeux,
et qui n'était percé d'aucun trou. Méchant, tu
l'as ouvert, et il était vide. Penses-tu que la
petite bête ailée n'en était pas sortie ? Mais
personne ne peut savoir comment. Et elle
avait dormi longtemps. Et avant de dormir
elle avait été un petit ver nu ; et les petits vers
sont aveugles. Figure-toi, mon aimé (ce n'est
pas vrai, mais voilà comme je pense souvent),
que j'ai tissé mon petit cocon avec ce que
j'aimais, la terre, les jouets, les fleurs, les
enfants, les petites paroles, et le souvenir de
toi, mon aimé ; c'est une niche blanche et
soyeuse, et elle ne me paraît pas froide ni
obscure. Mais elle n'est peut-être pas ainsi
pour les autres. Et je sais bien qu'elle ne
s'ouvrira point, et qu'elle restera fermée
comme le cocon d'autrefois. Mais je n'y serai
plus, mon aimé. Car mon attente est de m'en
aller ainsi que la petite bête ailée ; personne
ne peut savoir comment. Et où je veux aller,
je n'en sais rien ; mais c'est mon attente. Et
les enfants aussi, et toi, mon aimé, et le jour
où on ne travaillera plus sur terre sont mon
attente. Je suis toujours une petite bête, mon
aimé ; je ne sais pas mieux expliquer.
— Il faut, il faut, dis-je, que tu sortes avec
moi de ce lieu obscur, Monelle ; car je sais
que tu ne penses pas ces choses ; et tu t'es
cachée pour pleurer ; et puisque je t'ai trouvée
enfin toute seule, dormant ici, toute seule,
attendant ici, viens avec moi, viens avec moi,
hors de ce lieu obscur et étroit.
— Ne reste pas, ô mon aimé, dit Monelle,
car tu souffrirais beaucoup ; et moi, je ne peux
venir, car la maison que je me suis tissée est
toute fermée, et ce n'est point ainsi que j'en
sortirai.
Alors Monelle mit ses bras autour de mon
cou, et son baiser fut pareil, chose étrange, à
ceux d'autrefois, et voilà pourquoi je pleurai
encore, et elle essuya mes larmes avec ses
cheveux.
— Il ne faut pas pleurer, dit-elle, si tu ne
veux m'affliger dans mon attente ; et peut-être
n'attendrai-je pas si longtemps. Ne sois
donc plus désolé. Car je te bénis de m'avoir
aidée à dormir dans ma petite niche soyeuse
dont la meilleure soie blanche est faite de toi,
et où je dors maintenant, roulée sur moi-même.
Et comme autrefois, dans son sommeil,
Monelle se pelotonna contre l'invisible et
me dit : « Je dors, mon aimé. »
Ainsi, je la trouvai ; mais comment serai-je
sûr de la retrouver dans ce lieu très étroit et
obscur ?
Je lisais cette nuit-là, et mon doigt suivait
les lignes et les mots ; mes pensées étaient
ailleurs. Et autour de moi tombait une pluie
noire, oblique et acérée. Et le feu de ma
lampe éclairait les cendres froides de l'âtre.
Et ma bouche était pleine d'un goût de souillure
et de scandale ; car le monde me semblait
obscur et mes lumières étaient éteintes. Et
trois fois je m'écriai :
— Je voudrais tant d'eau bourbeuse pour
étancher ma soif d'infamie.
» Ô je suis avec le scandaleux : tendez vos
doigts vers moi !
» Il faut les frapper de boue, car ils ne me
méprisent point.
» Et les sept verres pleins de sang m'attendront
sur la table et la lueur d'une couronne
d'or étincellera parmi. »
Mais une voix retentit, qui ne m'était point
étrangère, et le visage de celle qui parut ne
m'était point inconnu. Et elle criait ces paroles :
— Un royaume blanc ! un royaume
blanc ! je connais un royaume blanc !
Et je détournai la tête et lui dis, sans
surprise :
— Petite tête menteuse, petite bouche qui
ment, il n'est plus de rois ni de royaumes. Je
désire vainement un royaume rouge : car le
temps est passé. Et ce royaume-ci est noir,
mais ce n'est point un royaume ; car un peuple
de rois ténébreux y agitent leurs bras. Et il
n'y a nulle part dans le monde un royaume
blanc, ni un roi blanc.
Mais elle cria de nouveau ces paroles :
— Un royaume blanc ! un royaume blanc !
je connais un royaume blanc !
Et je voulus lui saisir la main ; mais elle
m'éluda.
— Ni par la tristesse, dit-elle, ni par la
violence. Cependant il y a un royaume blanc.
Viens avec mes paroles ; écoute.
Et elle demeura silencieuse ; et je me souvins.
— Ni par le souvenir, dit-elle. Viens avec
mes paroles ; écoute.
Et elle demeura silencieuse ; et je m'entendis
penser.
— Ni par la pensée, dit-elle. Viens avec
mes paroles ; écoute.
Et elle demeura silencieuse.
Alors je détruisis en moi la tristesse de
mon souvenir, et le désir de ma violence, et
toute mon intelligence disparut. Et je restai
dans l'attente.
— Voici, dit-elle, et tu verras le royaume,
mais je ne sais si tu y entreras. Car je suis
difficile à comprendre, sauf pour ceux qui ne
comprennent pas ; et je suis difficile à saisir,
sauf pour ceux qui ne saisissent plus ; et je
suis difficile à reconnaître, sauf pour ceux qui
n'ont point de souvenir. En vérité, voici que
tu m'as, et tu ne m'as plus. Écoute.
Alors j'écoutai dans mon attente.
Mais je n'entendis rien. Et elle secoua la
tête et me dit :
— Tu regrettes ta violence et ton souvenir,
et la destruction n'en est point achevée. Il
faut détruire pour obtenir le royaume blanc.
Confesse-toi et tu seras délivré ; remets entre
mes mains ta violence et ton souvenir, et je
les détruirai ; car toute confession est une
destruction.
Et je m'écriai :
— Je te donnerai tout, oui, je te donnerai
tout. Et tu le porteras et tu l'anéantiras, car
je ne suis plus assez fort.
J'ai désiré un royaume rouge. Il y avait des
rois sanglants qui affilaient leurs lames. Des
femmes aux yeux noircis pleuraient sur des
jonques chargées d'opium. Plusieurs pirates
enterraient dans le sable des îles des coffres
lourds de lingots. Toutes les prostituées
étaient libres. Les voleurs croisaient les
routes sous le blême de l'aube. Beaucoup de
jeunes filles se gavaient de gourmandise et
de luxure. Une troupe d'embaumeuses dorait
des cadavres dans la nuit bleue. Les enfants
désiraient des amours lointaines et des
meurtres ignorés. Des corps nus jonchaient
les dalles des étuves chaudes. Toutes choses
étaient frottées d'épices ardentes et éclairées
de cierges rouges. Mais ce royaume s'est
enfoncé sous la terre, et je me suis éveillé au
milieu des ténèbres.
Et alors j'ai eu un royaume noir qui n'est
pas un royaume : car il est plein de rois qui
se croient des rois et qui l'obscurcissent de
leurs oeuvres et de leurs commandements. Et
une sombre pluie le trempe nuit et jour. Et
j'ai erré longtemps par les chemins, jusqu'à
la petite lueur d'une lampe tremblante qui
m'apparut au centre de la nuit. La pluie
mouillait ma tête ; mais j'ai vécu sous la petite
lampe. Celle qui la tenait se nommait Monelle,
et nous avons joué tous deux dans ce royaume
noir. Mais un soir la petite lampe s'est éteinte
et Monelle s'est enfuie. Et je l'ai cherchée
longtemps parmi ces ténèbres : mais je ne puis
la retrouver. Et ce soir je la cherchais dans les
livres ; mais je la cherche en vain. Et je suis
perdu dans le royaume noir ; et je ne puis
oublier la petite lueur de Monelle. Et j'ai
dans la bouche un goût d'infamie.
Et sitôt que j'eus parlé, je sentis que la
destruction s'était faite en moi, et mon attente
s'éclaira d'un tremblement et j'entendis les
ténèbres et sa voix disait :
— Oublie toutes choses, et toutes choses
te seront rendues. Oublie Monelle et elle te
sera rendue. Telle est la nouvelle parole.
Imite le tout petit chien, dont les yeux ne sont
pas ouverts et qui cherche à tâtons une niche
pour son museau froid.
Et celle qui me parlait cria :
— Un royaume blanc ! un royaume blanc !
je connais un royaume blanc !
Et je fus accablé d'oubli et mes yeux
s'irradièrent de candeur.
Et celle qui me parlait cria :
— Un royaume blanc ! un royaume blanc !
je connais un royaume blanc !
Et l'oubli pénétra en moi et la place de
mon intelligence devint profondément candide.
Et celle qui me parlait cria encore :
— Un royaume blanc ! un royaume blanc !
je connais un royaume blanc ! Voici la clef
du royaume : dans le royaume rouge est un
royaume noir ; dans le royaume noir est un
royaume blanc ; dans le royaume blanc...
— Monelle, criai-je, Monelle ! Dans le
royaume blanc est Monelle !
Et le royaume parut ; mais il était muré de
blancheur.
Alors je demandai :
— Et où est la clef du royaume ?
Mais celle qui me parlait demeura taciturne.
Louvette me conduisit par un sillon vert
jusqu'à la lisière du champ. La terre
s'élevait plus loin, et à l'horizon une ligne
brune coupait le ciel. Déjà les nuages enflammés
penchaient vers le couchant. À la lueur
incertaine du soir, je distinguai de petites
ombres errantes.
— Tout à l'heure, dit-elle, nous verrons
s'allumer le feu. Et demain, ce sera plus loin.
Car ils ne demeurent nulle part. Et ils
n'allument qu'un feu en chaque endroit.
— Qui sont-ils ? demandai-je à Louvette.
— On ne sait pas. Ce sont des enfants
vêtus de blanc. Il y en a qui sont venus de nos
villages. Et d'autres marchent depuis longtemps.
Nous vîmes briller une petite flamme qui
dansait sur la hauteur.
— Voilà leur feu, dit Louvette. Maintenant
nous pourrons les trouver. Car ils séjournent
la nuit où ils ont fait leur foyer, et le
jour suivant ils quittent la contrée.
Et quand nous arrivâmes à la crête où
brûlait la flamme, nous aperçûmes beaucoup
d'enfants blancs autour du feu.
Et parmi eux, semblant leur parler et les
guider, je reconnus la petite vendeuse de
lampes que j'avais rencontrée autrefois dans
la cité noire et pluvieuse.
Elle se leva d'entre les enfants, et me dit :
— Je ne vends plus les petites lampes
menteuses qui s'éteignaient sous la pluie morne.
Car les temps sont venus où le mensonge a
pris la place de la vérité, où le travail
misérable a péri.
Nous avons joué dans la maison de Monelle ;
mais les lampes étaient des jouets et la
maison un asile.
Monelle est morte ; je suis la même Monelle,
et je me suis levée dans la nuit, et les petits
sont venus avec moi, et nous irons à travers
le monde.
Elle se tourna vers Louvette :
— Viens avec nous, dit-elle, et sois heureuse
dans le mensonge.
Et Louvette courut parmi les enfants et fut
vêtue pareillement de blanc.
— Nous allons, reprit celle qui nous
guidait, et nous mentons à tout venant afin
de donner de la joie.
Nos jouets étaient des mensonges, et
maintenant les choses sont nos jouets.
Parmi nous, personne ne souffre et personne
ne meurt : nous disons que ceux-là
s'efforcent de connaître la triste vérité, qui
n'existe nullement. Ceux qui veulent connaître
la vérité s'écartent et nous abandonnent.
Au contraire, nous n'avons aucune foi dans
les vérités du monde ; car elles conduisent à
la tristesse.
Et nous voulons mener nos enfants vers la joie.
Maintenant les grandes personnes pourront
venir vers nous, et nous leur enseignerons
l'ignorance et l'illusion.
Nous leur montrerons les petites fleurs des
champs, telles qu'ils ne les ont point vues ;
car chacune est nouvelle.
Et nous nous étonnerons de tout pays que
nous verrons ; car tout pays est nouveau.
Il n'y a point de ressemblances en ce
monde, et il n'y a point de souvenirs pour nous.
Tout change sans cesse, et nous nous
sommes accoutumés au changement.
Voilà pourquoi nous allumons un feu
chaque soir dans un endroit différent ; et
autour du feu nous inventons pour le plaisir
de l'instant les histoires des pygmées et des
poupées vivantes.
Et quand la flamme s'est éteinte, un autre
mensonge nous saisit ; et nous sommes joyeux
de nous en étonner.
Et le matin nous ne connaissons plus nos
visages : car peut-être que les uns ont désiré
apprendre la vérité et les autres ne se
souviennent plus que du mensonge de la veille.
Ainsi nous passons à travers les contrées,
et on vient vers nous en foule et ceux qui
nous suivent deviennent heureux.
Alors que nous vivions dans la ville, on
nous contraignait au même travail, et nous
aimions les mêmes personnes ; et le même travail
nous lassait, et nous nous désolions de
voir les personnes que nous aimions souffrir
et mourir.
Et notre erreur était de nous arrêter ainsi
dans la vie, et, restant immobiles, de regarder
couler toutes choses, ou d'essayer d'arrêter la
vie et de nous construire une demeure éternelle
parmi les ruines flottantes.
Mais les petites lampes menteuses nous
ont éclairé le chemin du bonheur.
Les hommes cherchent leur joie dans le
souvenir, et résistent à l'existence, et
s'enorgueillissent de la vérité du monde, qui n'est
plus vraie, étant devenue vérité.
Ils s'affligent de la mort, qui n'est pourtant
que l'image de leur science et de leurs lois
immuables ; ils se désolent d'avoir mal choisi
dans l'avenir qu'ils ont calculé suivant des
vérités passées, où ils choisissent avec des
désirs passés.
Pour nous, tout désir est nouveau et nous
ne désirons que le moment menteur ; tout
souvenir est vrai, et nous avons renoncé à
connaître la vérité.
Et nous regardons le travail comme funeste,
puisqu'il arrête notre vie et la rend semblable
à elle-même.
Et toute habitude nous est pernicieuse ; car
elle nous empêche de nous offrir entièrement
aux mensonges nouveaux.
Telles furent les paroles de celle qui nous
guidait.
Et je suppliai Louvette de revenir avec moi
chez ses parents ; mais je vis bien dans ses
yeux qu'elle ne me reconnaissait plus.
Toute la nuit, je vécus dans un univers de
songes et de mensonges et j'essayai d'apprendre
l'ignorance et l'illusion et l'étonnement
de l'enfant nouveau-né.
Puis les petites flammes dansantes s'affaissèrent.
Alors, dans la triste nuit, j'aperçus des enfants
candides qui pleuraient, n'ayant pas
encore perdu la mémoire.
Et d'autres furent pris soudainement par
la frénésie du travail, et ils coupaient des épis
et les liaient en gerbes dans l'ombre.
Et d'autres, ayant voulu connaître la vérité,
tournèrent leurs petites figures pâles vers les
cendres froides, et moururent frissonnants
dans leurs robes blanches.
Mais quand le ciel rose palpita, celle qui
nous guidait se leva et ne se souvint pas de
nous, ni de ceux qui avaient voulu connaître
la vérité, et elle se mit en marche, et beaucoup
d'enfants blancs la suivirent.
Et leur bande était joyeuse et ils riaient
doucement de toutes choses.
Et lorsque le soir arriva, ils bâtirent de
nouveau leur feu de paille.
Et de nouveau les flammes s'abaissèrent,
et vers le milieu de la nuit les cendres
devinrent froides.
Alors Louvette se souvint, et elle préféra
aimer et souffrir, et elle vint près de moi avec
sa robe blanche, et nous nous enfuîmes tous
deux à travers la campagne.