Marcel Schwob
Le Livre de Monelle
    Monelle me trouva dans la plaine où 
j'errais et me prit par la main. 
  
    — N'aie point de surprise, dit-elle, c'est 
moi et ce n'est pas moi ; 
    Tu me retrouveras encore et tu me perdras ; 
    Encore une fois je viendrai parmi vous ; 
car peu d'hommes m'ont vue et aucun ne m'a 
comprise ; 
    Et tu m'oublieras et tu me reconnaîtras et 
tu m'oublieras. 
  
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai des 
 
petites prostituées, et tu sauras le commencement. 
  
    Bonaparte le tueur, à dix-huit ans, rencontra 
sous les portes de fer du Palais-Royal une 
petite prostituée. Elle avait le teint pâle et 
elle grelottait de froid. Mais « il fallait vivre », 
lui dit-elle. Ni toi, ni moi, nous ne savons le 
nom de cette petite que Bonaparte emmena, 
par une nuit de novembre, dans sa chambre, 
à l'hôtel de Cherbourg. Elle était de Nantes, 
en Bretagne. Elle était faible et lasse, et son 
amant venait de l'abandonner. Elle était 
simple et bonne ; sa voix avait un son très 
doux. Bonaparte se souvint de tout cela. Et je 
pense qu'après le souvenir du son de sa voix 
l'émut jusqu'aux larmes et qu'il la chercha 
longtemps, sans jamais plus la revoir, dans 
les soirées d'hiver. 
    Car, vois-tu, les petites prostituées ne 
sortent qu'une fois de la foule nocturne pour 
une tâche de bonté. La pauvre Anne accourut 
vers Thomas De Quincey, le mangeur 
d'opium, défaillant dans la large rue d'Oxford 
 
sous les grosses lampes allumées. Les yeux 
humides, elle lui porta aux lèvres un verre 
de vin doux, l'embrassa et le câlina. Puis elle 
rentra dans la nuit. Peut-être qu'elle mourut 
bientôt. Elle toussait, dit De Quincey, le 
dernier soir que je l'ai vue. Peut-être qu'elle 
errait encore dans les rues ; mais, malgré la 
passion de sa recherche, quoiqu'il bravât les 
rires des gens auxquels il s'adressait, Anne fut 
perdue pour toujours. Quand il eut plus tard 
une maison chaude, il songea souvent avec 
des larmes que la pauvre Anne aurait pu vivre 
là près de lui ; au lieu qu'il se la représentait 
malade, ou mourante, ou désolée, dans la 
noirceur centrale d'un b... de Londres, et elle 
avait emporté tout l'amour pitoyable de son 
coeur. 
    Vois-tu, elles poussent un cri de compassion 
vers vous, et vous caressent la main avec 
leur main décharnée. Elles ne vous comprennent 
que si vous êtes très malheureux ; elles 
pleurent avec vous et vous consolent. La 
petite Nelly est venue vers le forçat 
Dostoïevsky hors de sa maison infâme, et,
mourante de fièvre, l'a regardé longtemps avec 
ses grands yeux noirs tremblants. La petite Sonia 
(elle a existé comme les autres) a 
embrassé l'assassin Rodion après l'aveu de 
son crime. « Vous vous êtes perdu ! » a-t-elle 
dit avec un accent désespéré. Et, se relevant 
soudain, elle s'est jetée à son cou, et l'a 
embrassé... « Non, il n'y a pas maintenant 
sur la terre un homme plus malheureux 
que toi ! » s'est-elle écriée dans un élan 
de pitié, et tout à coup elle a éclaté en 
sanglots. 
    Comme Anne et celle qui n'a pas de nom 
et qui vint vers le jeune et triste Bonaparte, 
la petite Nelly s'est enfoncée dans le brouillard. 
Dostoïevsky n'a pas dit ce qu'était 
devenue la petite Sonia, pâle et décharnée. 
Ni toi ni moi nous ne savons si elle put aider 
jusqu'au bout Raskolnikoff dans son expiation. 
Je ne le crois pas. Elle s'en alla très 
doucement dans ses bras, ayant trop souffert 
et trop aimé. 
    Aucune d'elles, vois-tu, ne peut rester 
avec vous. Elles seraient trop tristes et elles 
ont honte de rester. Quand vous ne pleurez 
plus, elles n'osent pas vous regarder. Elles 
vous apprennent la leçon qu'elles ont à vous 
apprendre, et elles s'en vont. Elles viennent 
à travers le froid et la pluie vous baiser au 
front et essuyer vos yeux et les affreuses 
ténèbres les reprennent. Car elles doivent 
peut-être aller ailleurs. 
    Vous ne les connaissez que pendant qu'elles 
sont compatissantes. Il ne faut pas penser à 
autre chose. Il ne faut pas penser à ce qu'elles 
ont pu faire dans les ténèbres. Nelly dans 
l'horrible maison, Sonia ivre sur le banc du 
boulevard, Anne rapportant le verre vide 
chez le marchand de vin d'une ruelle obscure 
étaient peut-être cruelles et obscènes. Ce 
sont des créatures de chair. Elles sont sorties 
d'une impasse sombre pour donner un baiser 
de pitié sous la lampe allumée de la grande 
rue. En ce moment, elles étaient divines. 
    Il faut oublier tout le reste. 
    Monelle se tut et me regarda : 
    Je suis sortie de la nuit, dit-elle, et je 
 
rentrerai dans la nuit. Car, moi aussi, je suis une 
petite prostituée. 
    
    Et Monelle dit encore : 
    J'ai pitié de toi, j'ai pitié de toi, mon 
aimé. 
    Cependant je rentrerai dans la nuit ; car il 
est nécessaire que tu me perdes, avant de me 
retrouver. Et si tu me retrouves, je t'échapperai 
encore. 
    Car je suis celle qui est seule. 
    Et Monelle dit encore : 
    Parce que je suis seule, tu me donneras le nom 
de Monelle. Mais tu songeras que j'ai 
tous les autres noms. 
    Et je suis celle-ci et celle-là, et celle qui n'a 
pas de nom. 
    Et je te conduirai parmi mes soeurs, qui 
sont moi-même, et semblables à des prostituées 
sans intelligence ; 
    Et tu les verras tourmentées d'égoïsme et de 
volupté et de cruauté et d'orgueil et de 
patience et de pitié, ne s'étant point encore trouvées ; 
    Et tu les verras aller se chercher au loin ; 
    Et tu me trouveras toi-même et je me trouverai 
moi-même ; et tu me perdras et je me perdrai. 
    Car je suis celle qui est perdue sitôt 
trouvée.
     
    Et Monelle dit encore : 
    En ce jour une petite femme te touchera de 
la main et s'enfuira ; 
    Parce que toutes choses sont fugitives ; 
mais Monelle est la plus fugitive. 
    Et, avant que tu me retrouves, je t'enseignerai 
dans cette plaine, et tu écriras le livre 
de Monelle.
     
    Et Monelle me tendit une férule creusée 
où brûlait un filament rose. 
    — Prends cette torche, dit-elle, et brûle. 
Brûle tout sur la terre et au ciel. Et brise la 
férule et éteins-la quand tu auras brûlé, car 
rien ne doit être transmis ; 
    Afin que tu sois le second narthécophore 
  
et que tu détruises par le feu et que le feu 
descendu du ciel remonte au ciel.
     
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai de la 
destruction.
     
    Voici la parole : détruis, détruis, détruis. 
Détruis en toi-même, détruis autour de toi. 
Fais de la place pour ton âme et pour les 
autres âmes. 
    Détruis tout bien et tout mal. Les décombres 
sont semblables. 
    Détruis les anciennes habitations d'hommes 
et les anciennes habitations d'âmes ; les 
choses mortes sont des miroirs qui déforment. 
    Détruis, car toute création vient de la 
destruction. 
    Et pour la bonté supérieure, il faut anéantir 
la bonté inférieure. Et ainsi le nouveau 
bien paraît saturé de mal. 
    Et pour imaginer un nouvel art, il faut 
briser l'art ancien. Et ainsi l'art nouveau 
semble une sorte d'iconoclastie. 
    Car toute construction est faite de débris, 
  
et rien n'est nouveau en ce monde que les formes. 
    Mais il faut détruire les formes.
     
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai de 
la formation.
     
    Le désir même du nouveau n'est que l'appétence 
de l'âme qui souhaite se former. 
    Et les âmes rejettent les formes anciennes 
ainsi que les serpents leurs anciennes peaux. 
    Et les patients collecteurs d'anciennes 
peaux de serpent attristent les jeunes serpents 
parce qu'ils ont un pouvoir magique 
sur eux. 
    Car celui qui possède les anciennes peaux 
de serpent empêche les jeunes serpents de se 
transformer. 
    Voilà pourquoi les serpents dépouillent 
leur corps dans le conduit vert d'un fourré 
profond ; et une fois l'an les jeunes se réunissent 
en cercle pour brûler les anciennes 
peaux. 
 
    Sois donc semblable aux saisons destructrices 
et formatrices. 
    Bâtis ta maison toi-même et brûle-la toi-même. 
    Ne jette pas de décombres derrière toi ; 
que chacun se serve de ses propres ruines. 
    Ne construis point dans la nuit passée. 
Laisse tes bâtisses s'enfuir à la dérive. 
    Contemple de nouvelles bâtisses aux 
moindres élans de ton âme. 
    Pour tout désir nouveau, fais des dieux nouveaux. 
    
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai des 
dieux. 
    
    Laisse mourir les anciens dieux ; ne reste 
pas assis, semblable à une pleureuse auprès 
de leurs tombes ; 
    Car les anciens dieux s'envolent de leurs 
sépulcres ; 
    Et ne protège point les jeunes dieux en les 
enroulant de bandelettes ; 
    Que tout dieu s'envole, sitôt créé ; 
    Que toute création périsse, sitôt créée ; 
    Que l'ancien dieu offre sa création au jeune 
dieu afin qu'elle soit broyée par lui ; 
    Que tout dieu soit dieu du moment.
     
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai des 
moments. 
    
    Regarde toutes choses sous l'aspect du 
moment. 
    Laisse aller ton moi au gré du moment. 
    Pense dans le moment. Toute pensée qui 
dure est contradiction. 
    Aime le moment. Tout amour qui dure 
est haine. 
    Sois sincère avec le moment. Toute sincérité 
qui dure est mensonge. 
    Sois juste envers le moment. Toute justice 
qui dure est injustice. 
    Agis envers le moment. Toute action qui 
dure est un règne défunt. 
    Sois heureux avec le moment. Tout bonheur 
qui dure est malheur. 
    Aie du respect pour tous les moments, 
 
et ne fais point de liaisons entre les choses. 
    N'attarde pas le moment : tu lasserais une 
agonie. 
    Vois : tout moment est un berceau et un 
cercueil : que toute vie et toute mort te 
semblent étranges et nouvelles.
     
    Et Monelle dit encore : je te parlerai de 
la vie et de la mort.
     
    Les moments sont semblables à des bâtons 
mi-partie blancs et noirs ; 
    N'arrange point ta vie au moyen de dessins 
faits avec les moitiés blanches. Car tu trouveras 
ensuite les dessins faits avec les moitiés 
noires ; 
    Que chaque noirceur soit traversée par 
l'attente de la blancheur future. 
    Ne dis pas : je vis maintenant, je mourrai 
demain. Ne divise pas la réalité entre la vie et 
la mort. Dis : maintenant je vis et je meurs. 
    Épuise à chaque moment la totalité positive 
et négative des choses. 
    La rose d'automne dure une saison ; chaque 
matin elle s'ouvre ; tous les soirs elle se 
ferme. 
    Sois semblable aux roses : offre tes feuilles 
à l'arrachement des voluptés, aux piétinements 
des douleurs. 
    Que toute extase soit mourante en toi, que 
toute volupté désire mourir. 
    Que toute douleur soit en toi le passage 
d'un insecte qui va s'envoler. Ne te referme 
pas sur l'insecte rongeur. Ne deviens pas 
amoureux de ces carabes noirs. 
    Que toute joie soit en toi le passage d'un 
insecte qui va s'envoler. Ne te referme pas 
sur l'insecte suceur. Ne deviens pas amoureux 
de ces cétoines dorées. 
    Que toute intelligence luise et s'éteigne en 
toi l'espace d'un éclair. 
    Que ton bonheur soit divisé en fulgurations. 
Ainsi ta part de joie sera égale à celle 
des autres. 
    Aie la contemplation atomistique de l'univers. 
    Ne résiste pas à la nature. N'appuie pas 
contre les choses les pieds de ton âme. Que 
ton âme ne détourne point son visage comme le 
mauvais enfant. 
    Va en paix avec la lumière rouge du matin 
et la lueur grise du soir. Sois l'aube mêlée 
au crépuscule. 
    Mêle la mort avec la vie et divise-les en 
moments. 
    N'attends pas la mort : elle est en toi. Sois 
son camarade et tiens-la contre toi ; elle est 
comme toi-même. 
    Meurs de ta mort ; n'envie pas les morts 
anciennes. Varie les genres de mort avec les 
genres de vie. 
    Tiens toute chose incertaine pour vivante, 
toute chose certaine pour morte. 
    
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai des 
choses mortes.
     
    Brûle soigneusement les morts, et répands leurs 
cendres aux quatre vents du ciel. 
    Brûle soigneusement les actions passées, et 
écrase les cendres : car le phénix qui en 
renaîtrait serait le même. 
    Ne joue pas avec les morts et ne caresse 
point leurs visages. Ne ris pas d'eux et ne 
pleure pas sur eux : oublie-les. 
    Ne te fie pas aux choses passées. Ne t'occupe 
point à construire de beaux cercueils 
pour les moments passés : songe à tuer les 
moments qui viendront. 
    Aie de la méfiance pour tous les cadavres. 
    N'embrasse pas les morts : car ils étouffent 
les vivants. 
    Aie pour les choses mortes le respect qu'on 
doit aux pierres à bâtir. 
    Ne souille pas tes mains le long des lignes 
usées. Purifie tes doigts dans des eaux nouvelles. 
    Souffle le souffle de ta bouche et n'aspire 
pas les haleines mortes.
    Ne contemple point les vies passées plus 
que ta vie passée. Ne collectionne point 
d'enveloppes vides. 
    Ne porte pas en toi de cimetière. Les morts 
donnent la pestilence. 
    
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai de 
tes actions.
     
    Que toute coupe d'argile transmise s'effrite 
entre tes mains. Brise toute coupe où tu 
auras bu. 
    Souffle sur la lampe de vie que le coureur te 
tend. Car toute lampe ancienne est fumeuse. 
    Ne te lègue rien à toi-même, ni plaisir, ni 
douleur. 
    Ne sois l'esclave d'aucun vêtement, ni 
d'âme, ni de corps. 
    Ne frappe jamais avec la même face de la 
main. 
    Ne te mire pas dans la mort ; laisse 
emporter ton image dans l'eau qui court. 
    Fuis les ruines et ne pleure pas parmi. 
    Quand tu quittes tes vêtements le soir, 
déshabille-toi de ton âme de la journée ; 
mets-toi à nu à tous les moments. 
    Toute satisfaction te semblera mortelle. 
Fouette-la en avant. 
    Ne digère pas les jours passés : nourris-toi 
des choses futures. 
    Ne confesse point les choses passées, car elles 
sont mortes ; confesse devant toi les 
choses futures. 
    Ne descends pas cueillir les fleurs le long 
du chemin. Contente-toi de toute apparence. 
    Mais quitte l'apparence, et ne te retourne pas. 
    Ne te retourne jamais : derrière toi 
accourt le halètement des flammes de Sodome, 
et tu serais changé en statue de larmes 
pétrifiées. 
    Ne regarde pas derrière toi. Ne regarde 
pas trop devant toi. Si tu regardes en toi, que 
tout soit blanc. 
    Ne t'étonne de rien par la comparaison du 
souvenir ; étonne-toi de tout par la nouveauté 
de l'ignorance. 
    Étonne-toi de toute chose ; car toute chose 
est différente dans la vie et semblable dans 
la mort. 
    Bâtis dans les différences ; détruis dans les 
similitudes. 
    
    Ne te dirige pas vers des permanences ; elles 
ne sont ni sur terre ni au ciel. 
    La raison étant permanente, tu la détruiras, 
et tu laisseras changer ta sensibilité. 
    Ne crains pas de te contredire : il n'y a 
point de contradiction dans le moment. 
    N'aime pas ta douleur ; car elle ne durera 
point. 
    Considère tes ongles qui poussent, et les 
petites écailles de ta peau qui tombent. 
    
    Sois oublieux de toutes choses. 
    Avec un poinçon acéré tu t'occuperas 
à tuer patiemment tes souvenirs comme 
l'ancien empereur tuait les mouches. 
    Ne fais pas durer ton bonheur du souvenir 
jusqu'à l'avenir. 
    Ne te souviens pas et ne prévois pas. 
    
    Ne dis pas : je travaille pour acquérir : je 
travaille pour oublier. Sois oublieux de 
l'acquisition et du travail. 
    Lève-toi contre tout travail ; contre toute 
activité qui excède le moment, lève-toi. 
    Que ta marche n'aille pas d'un bout à un 
autre ; car il n'y a rien de tel ; mais que chacun 
de tes pas soit une projection redressée. 
    Tu effaceras avec ton pied gauche la trace 
de ton pied droit. 
    La main droite doit ignorer ce que vient 
de faire la main droite. 
    Ne te connais pas toi-même. 
    Ne te préoccupe point de ta liberté : 
oublie-toi toi-même.
     
    Et Monelle dit encore : Je te parlerai de 
mes paroles.
     
    Les paroles sont des paroles tandis qu'elles 
sont parlées. 
    Les paroles conservées sont mortes et 
engendrent la pestilence. 
    Écoute mes paroles parlées et n'agis pas 
selon mes paroles écrites.
     
    Ayant ainsi parlé dans la plaine, Monelle 
se tut et devint triste ; car elle devait rentrer 
dans la nuit. 
    
    Et elle me dit de loin : 
    Oublie-moi et je te serai rendue. 
    
    Et je regardai par la plaine et je vis se 
lever les soeurs de Monelle. 
    Par la petite haie qui entourait la maison 
grise d'éducation au sommet de la 
falaise, un bras d'enfant se tendit avec un 
paquet noué d'une faveur rose. 
    — Prends ça d'abord, dit une voix de 
fillette. Fais attention : ça se casse. Tu m'aideras 
après. 
    Une fine pluie tombait également sur les 
creux du rocher, la crique profonde, et criblait 
le remous des vagues au pied de la 
falaise. Le mousse qui épiait à la clôture 
s'avança et dit tout bas : 
    — Passe donc avant, dépêche-toi. 
    La fillette cria : 
    — Non, non, non ! Je ne peux pas. Il faut 
  
cacher mon papier ; je veux emporter les 
affaires qui sont à moi. Égoïste ! égoïste ! va ! 
Tu vois bien que tu me fais mouiller ! 
    Le mousse tourna la bouche et empoigna le 
petit paquet. Le papier trempé creva et dans 
la boue roulèrent des triangles de soie jaune 
et violette frappés de fleurs, des bandelettes 
de velours, un petit pantalon de poupée 
en batiste, un coeur d'or creux avec une 
charnière, et une bobine neuve de fil rouge. La 
fillette passa sur la haie ; elle se piqua les 
mains aux brindillons durs, et ses lèvres 
tremblèrent. 
    — Là, tu vois, dit-elle. Tu as été très 
entêté. Toutes mes choses sont gâtées. 
    Son nez remonta, ses sourcils se rapprochèrent, 
sa bouche se distendit, et elle se mit 
à pleurer : 
    — Laisse-moi, laisse-moi. Je ne veux plus 
de toi. Va-t'en. Tu me fais pleurer. Je vais 
retourner avec Mademoiselle. 
    Puis elle ramassa tristement ses étoffes. 
    — Ma jolie bobine est perdue, dit-elle. 
Moi qui voulais broder la robe de Lili ! 
    Par la poche horriblement ouverte de sa 
courte jupe on voyait une petite tête régulière 
de porcelaine avec une extraordinaire 
tignasse de cheveux blonds. 
    — Viens, lui souffla le mousse. Je suis sûr 
que ta Mademoiselle te cherche déjà. 
    Elle se laissa emmener en s'essuyant les yeux 
avec le revers d'une menotte tachée d'encre. 
    — Et quoi donc encore ce matin ? demanda 
le mousse. Hier tu ne voulais plus. 
    — Elle m'a battue avec son manche à 
balai, dit la fillette en serrant les lèvres. Battue 
et enfermée dans l'armoire à charbon, avec 
les araignées et les bêtes. Quand je reviendrai, 
je mettrai le balai dans son lit, je brûlerai sa 
maison avec le charbon et je la tuerai avec 
ses ciseaux. Oui. (Elle mit sa bouche en 
pointe.) Oh ! emmène-moi loin, que je ne 
la revoie plus. J'ai peur de son nez pincé et 
de ses lunettes. Je me suis bien vengée avant 
de m'en aller. Figure-toi qu'elle avait le portrait 
de son papa et de sa maman, dans des 
choses de velours, sur la cheminée. Des vieux ; 
pas comme ma maman, à moi. Toi, tu ne peux 
pas savoir. Je les ai barbouillés avec du sel 
d'oseille. Ils seront affreux. C'est bien fait. 
Tu pourrais me répondre, au moins. 
    Le mousse levait les yeux sur la mer. Elle 
était sombre et brumeuse. Un rideau de pluie 
voilait toute la baie. On ne voyait plus les 
écueils ni les balises. Par moments le linceul 
humide tissé de gouttelettes filantes se trouait 
sur des paquets d'algues noires. 
    — On ne pourra pas marcher cette nuit, 
dit le mousse. Il faudra aller dans la cahute 
de la douane où il y a du foin. 
    — Je ne veux pas, c'est sale ! cria la fillette. 
    — Tout de même, dit le mousse. As-tu 
envie de revoir ta Mademoiselle ? 
    — Égoïste ! dit la fillette qui éclata en 
sanglots. Je ne savais pas que tu étais comme 
ça. Si j'avais su, mon Dieu ! moi qui ne te 
connaissais pas ! 
    — Tu n'avais qu'à ne pas partir. Qui 
est-ce qui m'a appelé, l'autre matin, quand je 
passais sur la route ? 
    — Moi ? Oh ! le menteur ! Je ne serais pas 
partie si tu ne me l'avais pas dit. J'avais 
 
peur de toi. Je veux m'en aller. Je ne veux 
pas coucher dans du foin. Je veux mon lit. 
    — Tu es libre, dit le mousse. 
    Elle continua de marcher, en haussant les 
épaules. Après quelques instants : 
    — Si je veux bien, dit-elle, c'est parce que 
je suis mouillée, au moins. 
    La cahute s'étalait sur le versant de la mer, 
et les brins de chaume dressés dans la terre 
du toit ruisselaient silencieusement. Ils poussèrent 
la planche à l'entrée. Au fond était une 
sorte d'alcôve, faite avec des couvercles de 
caisses et remplie de foin. 
    La fillette s'assit. Le mousse lui enveloppa 
les pieds et les jambes d'herbe sèche. 
    — Ça pique, dit-elle. 
    — Ça réchauffe, dit le mousse. 
    Il s'assit près de la porte et guetta le temps. 
L'humidité le faisait grelotter faiblement. 
    — Tu n'as pas froid, au moins ! dit la fillette. 
Après, tu seras malade, et qu'est-ce que je ferai, moi ! 
    Le mousse secoua la tête. Ils restèrent sans 
parler. Malgré le ciel couvert, on éprouvait le 
crépuscule. 
    — J'ai faim, dit la fillette. Ce soir il y a de 
l'oie rôtie avec des marrons chez Mademoiselle. 
Oh ! Tu n'as pensé à rien, toi. J'avais 
emporté des croûtes. Elles sont en bouillie. 
Tiens ! 
    Elle tendit la main. Ses doigts étaient collés 
dans une panade froide. 
    — Je vais chercher des crabes, dit le 
mousse. Il y en a au bout des pierres-noires. 
Je prendrai la barque de la douane, en bas. 
    — J'aurai peur, toute seule. 
    — Tu ne veux pas manger ? 
    Elle ne répondit rien. 
    Le mousse secoua les brindilles collées à 
sa vareuse et se glissa dehors. La pluie grise 
l'enveloppa. Elle entendit ses pas sucés dans 
la boue. 
    Puis il y eut des rafales, et le grand silence 
rythmé de l'averse. L'ombre vint, plus forte 
et plus triste. L'heure du dîner chez Mademoiselle 
était passée. L'heure du coucher 
était passée. Là-bas, sous les lampes d'huile 
suspendues, tout le monde dormait dans les lits 
blancs bordés. Quelques mouettes crièrent 
la tempête. Le vent tourbillonna et les lames 
canonnèrent dans les grands trous de la falaise. 
Dans l'attente de son dîner la fillette 
s'endormit, puis se réveilla. Le mousse devait 
jouer avec les crabes. Quel égoïste ! Elle 
savait bien que les bateaux flottent toujours 
sur l'eau. Les gens se noient quand ils n'ont 
pas de bateau. 
    — Il sera bien attrapé, quand il verra que 
je dors, se dit-elle. Je ne lui répondrai pas un 
mot, je ferai semblant. Ce sera bien fait. 
    Vers le milieu de la nuit, elle se trouva sous 
le feu d'une lanterne. Un homme à caban 
pointu venait de la découvrir, blottie comme 
une souris. Sa figure était luisante d'eau et 
de lumière... 
    — Où est la barque ? dit-il. 
    Et elle s'écria, dépitée : 
    — Oh ! j'étais sûre ! Il ne m'a pas trouvé 
de crabes et il a perdu le bateau ! 
    Terrible, ça, dit la fillette, parce que ça 
saigne du sang blanc. 
    Elle incisait avec ses ongles des têtes vertes 
de pavots. Son petit camarade la regardait 
paisiblement. Ils avaient joué aux brigands 
parmi les marronniers, bombardé les roses 
avec des marrons frais, décapuchonné des 
glands nouveaux, posé le jeune chat qui 
miaulait sur les planches de la palissade. 
Le fond du jardin obscur, où montait un arbre 
fourchu, avait été l'île de Robinson. Une 
pomme d'arrosoir avait servi de conque 
guerrière pour l'attaque des sauvages. Des herbes 
à tête longue et noire, faites prisonnières, 
 
avaient été décapitées. Quelques cétoines 
bleues et vertes, capturées à la chasse, soulevaient 
lourdement leurs élytres dans le seau 
du puits. Ils avaient raviné le sable des allées, 
à force d'y faire passer des armées, avec des 
bâtons de parade. Maintenant, ils venaient 
de donner l'assaut à un tertre herbu de la 
prairie. Le soleil couchant les enveloppait 
d'une glorieuse lumière. 
    Ils s'établirent sur les positions conquises, 
un peu las, et admirèrent les lointaines 
brumes cramoisies de l'automne. 
    — Si j'étais Robinson, dit-il, et toi Vendredi, 
et s'il y avait une grande plage en bas, 
nous irions chercher des pieds de cannibales 
dans le sable. 
    Elle réfléchit et demanda : 
    — Est-ce que Robinson battait Vendredi 
pour se faire obéir ? 
    — Je ne me rappelle plus, dit-il ; mais ils 
ont battu les vilains vieux espagnols, et les 
sauvages du pays de Vendredi. 
    — Je n'aime pas ces histoires, dit-elle : ce 
sont des jeux de garçon. Il va faire nuit. Si 
nous jouions à des contes : nous aurions peur 
pour de vrai. 
    — Pour de vrai ? 
    — Tiens, crois-tu donc que la maison de 
l'Ogre, avec ses longues dents, ne vient pas 
tous les soirs au fond du bois ? 
    Il la considéra et fit claquer ses mâchoires : 
    — Et quand il a mangé les sept petites 
princesses, ça a fait 
gnam, gnam, gnam. 
    — Non, pas ça, dit-elle ; on ne peut être 
que l'Ogre ou le Petit Poucet. Personne ne 
sait le nom des petites princesses. Si tu veux, 
je vais faire la Belle qui dort dans son château, 
et tu viendras me réveiller. Il faudra 
m'embrasser très fort. Les princes embrassent 
terriblement, tu sais. 
    Il se sentit timide, et répondit : 
    — Je crois qu'il est trop tard pour dormir 
dans l'herbe. La Belle était sur son lit, 
dans un château entouré d'épines et de 
fleurs. 
    — Alors jouons à Barbe-Bleue, dit-elle. 
Je vais être ta femme et tu me défendras 
d'entrer dans la petite chambre. Commence : 
tu viens pour m'épouser. « Monsieur, je ne 
sais... Vos six femmes ont disparu d'une 
façon mystérieuse. Il est vrai que vous avez 
une belle et grande barbe bleue, et que vous 
demeurez dans un splendide château. Vous ne 
me ferez pas de mal, jamais, jamais ? » 
    Elle l'implora du regard. 
    — Là, maintenant, tu m'as demandée en 
mariage, et mes parents ont bien voulu. Nous 
sommes mariés. Donne-moi toutes les clefs. 
« Et qu'est-ce que c'est que cette jolie toute 
petite-là ? » Tu vas faire la grosse voix pour 
me défendre d'ouvrir. 
    Là, maintenant, tu t'en vas et je désobéis 
tout de suite. « oh ! L'horreur ! Six femmes 
assassinées ! » je m'évanouis, et tu arrives 
pour me soutenir. Voilà. Tu reviens en 
Barbe-Bleue. Fais la grosse voix. « Monseigneur, 
voici toutes les clefs que vous m'aviez 
confiées. » Tu me demandes où est la petite 
clef. « Monseigneur, je ne sais : je n'y ai pas 
touché. » Crie. « Monseigneur, pardonnez-moi, 
la voici : elle était tout au fond de ma 
poche. » 
     Alors tu vas regarder la clef. Il y avait du 
sang sur la clef ? 
    — Oui, dit-il, une tache de sang. 
    — Je me rappelle, dit-elle. Je l'ai frottée, 
frottée, mais je n'ai pas pu l'ôter. C'était le 
sang des six femmes ? 
    — Des six femmes. 
    — Il les avait toutes tuées, hein, parce 
qu'elles entraient dans la petite chambre ? 
Comment les tuait-il ? Il leur coupait la gorge, 
et il les suspendait dans le cabinet noir ? Et 
le sang coulait par leurs pieds jusque sur le 
plancher ? C'était du sang très rouge, rouge noir, 
pas comme le sang des pavots quand je 
les griffe. On vous fait mettre à genoux, pour 
vous couper la gorge, pas ? 
    — Je crois qu'il faut se mettre à genoux, 
dit-il. 
    — Ça va être très amusant, dit-elle. Mais 
tu me couperas la gorge comme pour de vrai ? 
    — Oui, mais, dit-il, Barbe-Bleue n'a pas pu 
la tuer. 
    — Ça ne fait rien, dit-elle. Pourquoi 
Barbe-Bleue n'a-t-il pas coupé la tête de sa 
femme ? 
    — Parce que ses frères sont venus. 
    — Elle avait peur, pas ? 
    — Très peur. 
    — Elle criait ? 
    — Elle appelait soeur Anne. 
    — Moi, je n'aurais pas crié. 
    — Oui, mais, dit-il, Barbe-Bleue aurait eu 
le temps de te tuer. Soeur Anne sur la 
tour, pour regarder l'herbe qui verdoie. Ses 
frères, qui étaient des mousquetaires très 
forts, sont arrivés au grand galop de leurs 
chevaux. 
    — Je ne veux pas jouer comme ça, dit la 
fillette. Ça m'ennuie. Puisque je n'ai pas de 
soeur Anne, voyons. 
    Elle se retourna gentiment vers lui : 
    — Puisque mes frères ne viendront pas, 
dit-elle, il faut me tuer, mon petit Barbe-Bleue, 
me tuer bien fort, bien fort ! 
    Elle se mit à genoux. Il saisit ses cheveux, 
les ramena en avant, et leva la main. 
    Lente, les yeux clos et les cils frémissants, 
 
le coin des lèvres agité par un sourire nerveux, 
elle tendait le duvet de sa nuque, son cou, et 
ses épaules voluptueusement rentrées au 
tranchant cruel du sabre de Barbe-Bleue. 
    — Ou... ouh ! cria-t-elle, ça va me faire mal ! 
   Madge ! 
    La voix monta par l'ouverture 
carrée du plancher. Une énorme vis de chêne 
poli traversait le toit rond et tournait avec un 
son rauque. La grande aile de toile grise 
clouée sur son squelette de bois s'envolait 
devant la lucarne parmi la poussière de soleil. 
Au-dessous, deux bêtes de pierre semblaient 
lutter régulièrement, tandis que le moulin 
ahanait et tremblait sur sa base. Toutes les 
cinq secondes, une ombre longue et droite 
coupait la petite chambre. L'échelle qui montait 
jusqu'au faîte intérieur était poudrée de 
farine. 
 
    — Madge, viens-tu ? reprit la voix. 
    Madge avait appuyé sa main contre la vis 
de chêne. Un frottement continu lui chatouillait 
la peau, tandis qu'elle regardait, un peu 
penchée, la campagne plate. Le tertre du 
moulin s'y arrondissait comme une tête 
rasée. Les ailes tournantes frôlaient presque 
l'herbe courte où leurs images noires se 
poursuivaient sans jamais s'atteindre. Tant d'ânes 
semblaient avoir gratté leurs dos au ventre 
du mur faiblement cimenté que le crépi laissait 
voir les taches grises des pierres. Au bas 
du monticule, un sentier, creusé d'ornières 
desséchées, s'inclinait jusque vers le large 
étang où se trempaient des feuilles rouges. 
    — Madge, on s'en va ! cria encore la voix. 
    — Eh bien, allez-vous-en, dit Madge tout 
bas. 
    La petite porte du moulin grinça. Elle vit 
trembler les deux oreilles de l'âne qui tâtait 
l'herbe du sabot, avec précaution. Un gros 
sac était affaissé sur son bât. Le vieux meunier 
et son garçon piquaient le derrière de l'animal. 
Ils descendirent tous par le chemin creux. 
Madge resta seule, sa tête passée dans la 
lucarne. 
    Comme ses parents l'avaient trouvée un 
soir, étendue dans son lit à plat ventre, la 
bouche pleine de sable et de charbon, ils 
avaient consulté des médecins. Leur avis fut 
d'envoyer Madge à la campagne, et de lui 
fatiguer les jambes, le dos et les bras. Mais 
depuis qu'elle était au moulin, elle s'enfuyait 
dès l'aurore sous le petit toit, d'où elle 
considérait l'ombre tournoyante des ailes. 
    Tout à coup elle frémit de la pointe des 
cheveux aux talons. Quelqu'un avait soulevé 
le loquet de la porte. 
    — Qui est là ? demanda Madge par l'ouverture 
carrée. 
    Et elle entendit une faible voix : 
    — Si l'on pouvait avoir un peu à boire : 
j'ai bien soif. 
    Madge regarda à travers les échelons. 
C'était un vieux mendiant de campagne. Il 
avait un pain dans son bissac. 
    — Il a du pain, se dit Madge ; c'est 
dommage qu'il n'ait pas faim. 
    Elle aimait les mendiants, comme les crapauds, 
les limaces, et les cimetières, avec une 
certaine horreur. 
    Elle cria : 
    — Attendez un peu ! 
    Puis descendit l'échelle, la face en avant. 
Quand elle fut en bas : 
    — Vous êtes bien vieux, dit-elle — et vous 
avez si soif ? 
    — Oh ! oui, ma bonne petite demoiselle, 
dit le vieil homme. 
    — Les mendiants ont faim, reprit Madge 
avec résolution. Moi j'aime le plâtre. Tenez. 
    Elle arracha une croûte blanche de la 
muraille et la mâcha. Puis elle dit : 
    — Tout le monde est sorti. Je n'ai pas de 
verre. Il y a la pompe. 
    Elle lui montra le manche recourbé. Le 
vieux mendiant se pencha. Tandis qu'il aspirait 
le jet, la bouche au tuyau, Madge tira 
subtilement le pain de son bissac et l'enfonça 
dans un tas de farine. 
    Quand il se retourna, les yeux de Madge 
dansaient. 
    — Par là, dit-elle, il y a le grand étang. Les 
pauvres peuvent y boire. 
    — Nous ne sommes pas des bêtes, dit le 
vieil homme. 
    — Non, reprit Madge, mais vous êtes 
malheureux. Si vous avez faim je vais voler 
un peu de farine et je vous en donnerai. Avec 
l'eau de l'étang, ce soir, vous pourrez faire 
de la pâte. 
    — De la pâte crue ! dit le mendiant. On 
m'a donné un pain, merci bien, Mademoiselle. 
    — Et que feriez-vous, si vous n'aviez pas 
de pain ? Moi, si j'étais aussi vieille, je me 
noierais. Les noyés doivent être très heureux. 
Ils doivent être beaux. Je vous plains 
beaucoup, mon pauvre homme. 
    — Dieu soit avec vous, bonne demoiselle, 
dit le vieil homme. Je suis bien las. 
    — Et vous aurez faim ce soir, lui cria 
Madge, pendant qu'il descendait la pente du 
tertre. N'est-ce pas, brave homme, vous 
aurez faim ? Il faudra manger votre pain. Il 
faudra le tremper dans l'eau de l'étang, si vos 
dents sont mauvaises. L'étang est très profond. 
    Madge écouta jusqu'à ne plus entendre 
le bruit de ses pas. Elle tira doucement le 
pain de la farine, et le regarda. C'était une 
miche noire de village, maintenant tachée de 
blanc. 
    — Pouah ! dit-elle. Si j'étais pauvre, je 
volerais du pain blond dans les belles boulangeries. 
    Quand le maître meunier rentra, Madge 
était couchée sur le dos, la tête dans la mouture. 
Elle serrait la miche sur sa taille, avec 
les deux mains ; et, les yeux proéminents, les 
joues gonflées, un bout de langue violette 
entre les dents serrées, elle tâchait d'imiter 
l'image qu'elle se faisait d'une personne 
noyée. 
    Après qu'on eut mangé la soupe : 
    — Maître, dit Madge, n'est-ce pas qu'autrefois, 
il y a longtemps, longtemps, vivait dans 
ce moulin un géant énorme, qui faisait son 
pain avec des os d'hommes morts ? 
    Le meunier dit : 
    — C'est des contes. Mais sous la colline, 
il y a des chambres de pierre qu'une société 
a voulu m'acheter, pour fouiller. Plus souvent 
je démolirais mon moulin. Ils n'ont qu'à 
ouvrir les vieilles tombes, dans leurs villes. 
Elles pourrissent assez. 
    — Ça devait craquer, hein, des os de morts, 
dit Madge. Plus que votre blé, maître ! Et le 
géant faisait du très bon pain avec, très bon : 
et il le mangeait — oui, il le mangeait. 
    Le garçon Jean haussa les épaules. L'ahan 
du moulin s'était tu. Le vent n'enflait plus les 
ailes. Les deux bêtes circulaires de pierre 
avaient cessé de lutter. L'une pesait sur 
l'autre, silencieusement. 
    — Jean m'a dit, dans le temps, maître, 
reprit encore Madge, qu'on peut retrouver 
les noyés avec un pain où on a mis du vif-argent. 
On fait un petit trou dans la croûte et on verse. 
On jette le pain à l'eau, et il s'arrête juste 
sur le noyé. 
    — Est-ce que je sais ? dit le meunier. C'est 
pas des occupations de jeunes demoiselles. 
En voilà des histoires, Jean ! 
    — C'est mademoiselle Madge qui m'a demandé, 
répondit le garçon. 
    — Moi, je mettrais du plomb de chasse, dit 
Madge. Il n'y a pas de vif-argent, ici. 
Peut-être qu'on trouverait des noyés dans l'étang. 
    Devant la porte, elle attendit le crépuscule, 
son pain sous son tablier, du petit plomb serré 
dans le poing. Le mendiant devait avoir eu 
faim. Il s'était noyé dans l'étang. Elle ferait 
revenir son corps, et, comme le géant, elle 
pourrait moudre de la farine et pétrir de la 
pâte avec des os d'homme mort. 
    À la jonction de ces deux canaux, il y 
avait une écluse haute et noire ; l'eau 
dormante était verte jusqu'à l'ombre des 
murailles ; contre la cabane de l'éclusier, 
en planches goudronnées, sans une fleur, les 
volets battaient sous le vent ; par la porte 
mi-ouverte, on voyait la mince figure pâle 
d'une petite fille, les cheveux éparpillés, la 
robe ramenée entre les jambes. Des orties 
s'abaissaient et se levaient sur la marge du 
canal ; il y avait une volée de graines ailées 
du bas automne, et de petites bouffées de 
poussière blanche. La cabane semblait vide ; 
la campagne était morne ; une bande d'herbe 
jaunâtre se perdait à l'horizon. 
    Comme la courte lumière du jour défaillait, 
on entendit le souffle du petit remorqueur. Il 
parut au delà de l'écluse, avec le visage taché 
de charbon du chauffeur qui regardait 
indolemment par sa porte de tôle ; et à l'arrière 
une chaîne se déroulait dans l'eau. Puis venait, 
flottante et paisible, une barge brune, large et 
aplatie ; elle portait au milieu une maisonnette 
blanchement tenue, dont les petites vitres 
étaient rondes et rissolées ; des volubilis 
rouges et jaunes rampaient autour des fenêtres, 
et sur les deux côtés du seuil il y avait 
des auges de bois pleines de terre avec des 
muguets, du réséda et des géraniums. 
    Un homme, qui faisait claquer une blouse 
trempée sur le bord de la barge, dit à celui qui 
tenait la gaffe : 
    — Mahot, veux-tu casser la croûte en attendant 
l'écluse ? 
    — Ça va, répondit Mahot. 
    Il rangea la gaffe, enjamba une pile creuse 
de corde roulée, et s'assit entre les deux auges 
de fleurs. Son compagnon lui frappa sur 
l'épaule, entra dans la maisonnette blanche, 
et rapporta un paquet de papier gras, une 
miche longue et un cruchon de terre. Le vent 
fit sauter l'enveloppe huileuse sur les touffes 
de muguet. Mahot la reprit et la jeta vers 
l'écluse. Elle vola entre les pieds de la petite 
fille. 
    — Bon appétit, là-haut, cria l'homme ; 
nous autres, on dîne. 
    Il ajouta : 
    — L'Indien, pour vous servir, ma payse. 
Tu pourras dire aux copains que nous avons 
passé par là. 
    — Es-tu blagueur, Indien, dit Mahot. 
Laisse donc cette jeunesse. C'est parce qu'il 
a la peau brune, Mademoiselle ; nous l'appelons 
comme ça sur les chalands. 
    Et une petite voix fluette leur répondit : 
    — Où allez-vous, la barge ? 
    — On mène du charbon dans le Midi, 
cria l'Indien. 
    — Où il y a du soleil ? dit la petite 
voix. 
    — Tant que ça a tanné le cuir au vieux, 
répondit Mahot. 
    Et la petite voix reprit, après un silence : 
    — Voulez-vous me prendre avec vous, la 
barge ? 
    Mahot s'arrêta de mâcher sa liche. L'Indien 
posa le cruchon pour rire. 
    — Voyez donc — 
la barge  ! dit Mahot. 
Mademoiselle Bargette ! Et ton écluse ? On 
verra ça demain matin. Le papa ne serait pas 
content. 
    — On se fait donc vieux dans le patelin ? 
demanda l'Indien. 
    La petite voix ne dit plus rien, et la mince 
figure pâle rentra dans la cabane. 
    La nuit ferma les murailles du canal. L'eau 
verte monta le long des portes d'écluse. On 
ne voyait plus que la lueur d'une chandelle 
derrière les rideaux rouges et blancs, dans la 
maisonnette. Il y eut des clapotis réguliers 
contre la quille, et la barge se balançait en 
s'élevant. Un peu avant l'aube, les gonds 
grincèrent avec un roulement de chaîne et, 
l'écluse s'ouvrant, le bateau flotta plus loin, 
traîné par le petit remorqueur au souffle 
épuisé. Comme les vitres rondes reflétaient les 
premières nuées rouges, la barge avait quitté 
cette campagne morne, où le vent froid 
souffle sur les orties. 
    L'Indien et Mahot furent réveillés par le 
gazouillis tendre d'une flûte qui parlerait et 
de petits coups piqués aux vitres. 
    — Les moineaux ont eu froid, cette nuit, 
vieux, dit Mahot. 
    — Non, dit l'Indien, c'est une moinette : 
la gosse de l'écluse. Elle est là, parole 
d'honneur. Mince ! 
    Ils ne se tinrent pas de sourire. La petite 
fille était rouge d'aurore, et elle dit de sa voix 
menue : 
    — Vous m'aviez permis de venir demain 
matin. Nous sommes demain matin. Je vais 
avec vous dans le soleil. 
    — Dans le soleil ? Dit Mahot. 
    — Oui, reprit la petite. Je sais. Où il y a 
des mouches vertes et des mouches bleues, 
qui éclairent la nuit ; où il y a des oiseaux 
grands comme l'ongle qui vivent sur les 
fleurs ; où les raisins montent après les arbres ; 
où il y a du pain dans les branches et du lait 
dans les noix, et des grenouilles qui aboient 
comme les gros chiens et des... choses... qui 
vont dans l'eau, des... citrouilles — non — 
des bêtes qui rentrent leurs têtes dans une 
coquille. On les met sur le dos. On fait de la 
soupe avec. Des... citrouilles. Non... je ne 
sais plus... aidez-moi. 
    — Le diable m'emporte, dit Mahot. Des 
tortues, peut-être ? 
    — Oui, dit la petite fille. Des... tortues. 
    — Pas tout ça, dit Mahot. Et ton papa ? 
    — C'est papa qui m'a appris. 
    — Trop fort, dit l'Indien. Appris quoi ? 
    — Tout ce que je dis, les mouches qui 
éclairaient, les oiseaux et les... citrouilles. 
Allez, papa était marin avant d'ouvrir l'écluse. 
Mais papa est vieux. Il pleut toujours chez 
nous. Il n'y a que des mauvaises plantes. Vous 
ne savez pas ? J'avais voulu faire un jardin, 
un beau jardin dans notre maison. Dehors, 
il y a trop de vent. J'aurais enlevé les planches 
du parquet, au milieu ; j'aurais mis de la 
bonne terre, et puis de l'herbe, et puis des 
roses, et puis des fleurs rouges qui se ferment 
la nuit, avec de beaux petits oiseaux, des rossignols, 
des bruants, et des linots pour causer. 
Papa m'a défendu. Il m'a dit que ça abîmerait 
la maison et que ça donnerait de l'humidité. 
Alors je n'ai pas voulu d'humidité. Alors je 
viens avec vous pour aller là-bas. 
    La barge flottait doucement. Sur les rives 
du canal, les arbres fuyaient à la file. L'écluse 
était loin. On ne pouvait virer de bord. Le 
remorqueur sifflait en avant. 
    — Mais tu ne verras rien, dit Mahot. Nous 
n'allons pas en mer. Jamais nous ne trouverons 
tes mouches, ni tes oiseaux, ni tes grenouilles. 
Il y aura un peu plus de soleil — 
voilà tout. — Pas vrai, l'Indien ? 
    — Pour sûr, dit-il. 
    — Pour sûr ? répéta la petite fille. Menteurs ! 
Je sais bien, allez. 
    L'Indien haussa les épaules. 
    — Faut pas mourir de faim, dit-il, tout de 
même. Viens manger ta soupe, Bargette. 
    Et elle garda ce nom. Par les canaux gris et 
verts, froids et tièdes, elle leur tint compagnie 
sur la barge, attendant le pays des miracles. 
La barge longea les champs bruns, 
avec leurs pousses délicates : et les arbrisseaux 
maigres commencèrent à remuer leurs feuilles ; 
et les moissons jaunirent, et les coquelicots 
se tendirent comme des coupelles rouges 
vers les nuages. Mais Bargette ne devint pas 
gaie avec l'été. Assise entre les auges de 
fleurs, tandis que l'Indien ou Mahot menaient 
la gaffe, elle pensait qu'on l'avait trompée. 
Car bien que le soleil jetât ses ronds joyeux 
sur le plancher par les petites vitres rissolées, 
malgré les martins-pêcheurs qui croisaient 
sur l'eau, et les hirondelles qui secouaient leur 
bec mouillé, elle n'avait pas vu les oiseaux 
qui vivent sur les fleurs, ni le raisin qui montait 
aux arbres, ni les grosses noix pleines 
de lait, ni les grenouilles pareilles à des 
chiens. 
    La barge était arrivée dans le Midi. Les 
maisons sur les bords du canal étaient feuillues 
et fleuries. Les portes étaient couronnées 
de tomates rouges, et il y avait des rideaux 
de piments enfilés aux fenêtres. 
    — C'est tout, dit un jour Mahot. On va 
bientôt débarquer le charbon et revenir. Le 
papa sera content, hein ? 
    Bargette secoua la tête. 
    Et le matin, le bateau étant à l'amarre, ils 
entendirent encore des coups menus piqués 
aux vitres rondes : 
    — Menteurs ! cria une voix fluette. 
    L'Indien et Mahot sortirent de la petite 
maison. Une mince figure pâle se tourna vers 
eux, sur la rive du canal ; et Bargette leur cria 
de nouveau, s'enfuyant derrière la côte : 
    — Menteurs ! Vous êtes tous des menteurs ! 
    Le père de Bûchette la menait au bois dès 
le point du jour, et elle restait assise 
près de lui, tandis qu'il abattait les arbres. 
Bûchette voyait la hache s'enfoncer et faire 
voler d'abord de maigres copeaux d'écorce ; 
souvent les mousses grises venaient ramper 
sur sa figure. « Gare ! » criait le père de Bûchette, 
quand l'arbre s'inclinait avec un craquement 
qui semblait souterrain. Elle était 
un peu triste devant le monstre allongé dans 
la clairière, avec ses branches meurtries et ses 
rameaux blessés. Le soir, un cercle rougeâtre 
de meules de charbon s'allumait dans l'ombre. 
Bûchette savait l'heure où il fallait ouvrir le 
panier de jonc pour tendre à son père la 
cruche de grès et le morceau de pain brun. Il 
s'étendait parmi les branchilles éclatées pour 
mâcher lentement. Bûchette mangeait la 
soupe au retour. Elle courait autour des 
arbres marqués, et si son père ne la regardait 
pas, elle se cachait pour faire : « Hou ! » 
    Il y avait là une caverne noire qu'on appelait 
Sainte-Marie-Gueule-de-Loup, pleine de 
ronces et sonore d'échos. Haussée sur la 
pointe des pieds, Bûchette la considérait de 
loin. 
    Un matin d'automne, les cimes fanées de la 
forêt encore brûlantes d'aurore, Bûchette vit 
tressaillir une chose verte devant la 
Gueule-de-Loup. Cette chose avait des bras et des 
jambes, et la tête semblait d'une petite fille 
âgée autant que Bûchette elle-même. 
    D'abord Bûchette eut peur d'approcher. 
Elle n'osait même pas appeler son père. Elle 
pensait que c'était là une des personnes qui 
répondaient dans la Gueule-de-Loup, lorsqu'on 
y parlait fort. Elle ferma les yeux, 
craignant de remuer et d'attirer quelque 
attaque sinistre. Et, penchant la tête, elle 
entendit un sanglot qui venait de par là. Cette 
étrange petite fille verte pleurait. Alors 
Bûchette rouvrit les yeux, et elle eut de la peine. 
Car elle voyait la figure verte, douce et triste, 
mouillée de larmes, et deux petites mains 
vertes nerveuses se pressaient sur la gorge 
de la fillette extraordinaire. 
    — Elle est peut-être tombée dans de mauvaises 
feuilles, qui déteignent, se dit Bûchette. 
    Et, courageuse, elle traversa des fougères 
hérissées de crochets et de vrilles, jusqu'à 
toucher presque la singulière figure. Des 
petits bras verdoyants s'allongèrent vers Bûchette, 
parmi les ronces flétries. 
    — Elle est pareille à moi, se dit Bûchette, 
mais elle a une drôle de couleur. 
    La créature verte pleurante était demi-vêtue 
par une sorte de tunique faite de feuilles cousues. 
C'était vraiment une petite fille, qui 
avait la teinte d'une plante sauvage. Bûchette 
imaginait que ses pieds étaient enracinés en 
terre. Mais elle les remuait très lestement. 
    Bûchette lui caressa les cheveux et lui prit 
la main. Elle se laissa emmener, toujours 
pleurante. Elle semblait ne pas savoir parler. 
    — Hélas ! mon Dieu, une diablesse verte ! 
cria le père de Bûchette, quand il la vit venir. 
D'où arrives-tu, petite, pourquoi es-tu 
verte ? Tu ne sais pas répondre ? 
    On ne pouvait savoir si la fille verte avait 
entendu. « Peut-être qu'elle a faim, » dit-il. 
Et il lui offrit le pain et la cruche. Elle tourna 
le pain dans ses mains et le jeta par terre ; elle 
secoua la cruche pour écouter le bruit du vin. 
    Bûchette pria son père de ne pas laisser 
cette pauvre créature dans la forêt, pendant 
la nuit. Les meules de charbon brillèrent une 
à une, au crépuscule, et la fille verte regardait 
les feux en tremblant. Quand elle entra dans 
la petite maison, elle s'enfuit devant la lumière. 
Elle ne put s'accoutumer aux flammes, et 
poussait un cri, chaque fois qu'on allumait la 
chandelle. 
    En la voyant, la mère de Bûchette fit le 
signe de croix. « Dieu m'aide, dit-elle, si 
c'est un démon ; mais ce n'est point une 
chrétienne. » 
    Cette fille verte ne voulut toucher ni le 
pain, ni le sel, ni le vin, d'où il paraissait 
clairement qu'elle ne pouvait avoir été baptisée, 
ni présentée à la communion. Le curé fut 
averti, et il passait le seuil dans le moment où 
Bûchette offrait à la créature des fèves en 
gousse. 
    Elle parut très joyeuse, et se mit à fendre 
aussitôt la tige avec ses ongles, pensant 
trouver les fèves à l'intérieur. Et, déçue, elle 
se remit à pleurer jusqu'à ce que Bûchette lui 
eût ouvert une gousse. Alors elle grignota 
les fèves en regardant le prêtre. 
    Quoiqu'on fît venir le maître d'école, on 
ne put lui faire entendre une parole humaine, 
ni prononcer un son articulé. Elle pleurait, 
riait, ou poussait des cris. 
    Le curé l'examina fort soigneusement, mais 
ne parvint à découvrir sur son corps aucune 
marque du démon. Le dimanche suivant, on 
la conduisit à l'église, où elle ne manifesta 
point de signes d'inquiétude, sinon qu'elle 
gémit quand elle fut mouillée d'eau bénite. 
Mais elle ne recula pas devant l'image de la 
croix, et, passant ses mains sur les saintes 
plaies et les déchirures d'épines, elle parut 
affligée. 
    Les gens du village en eurent grande curiosité ; 
quelques-uns de la crainte ; et malgré 
l'avis du curé, on parla d'elle comme de la 
 « diablesse verte ». 
    Elle ne se nourrissait que de graines et de 
fruits ; et toutes les fois qu'on lui présentait 
les épis ou les rameaux, elle fendait la tige ou 
le bois, et pleurait de désappointement. 
Bûchette ne parvint point à lui apprendre en 
quel endroit il fallait chercher les grains de 
blé ou les cerises, et sa déception était toujours 
semblable. 
    Par imitation, elle put bientôt porter du 
bois, de l'eau, balayer, essuyer et même coudre, 
bien qu'elle maniât la toile avec une certaine 
répulsion. Mais elle ne se résigna jamais 
à faire le feu, ou même à s'approcher de l'âtre. 
    Cependant Bûchette grandissait, et ses parents 
voulurent la mettre en service. Elle prit 
du chagrin, et le soir, sous les draps, elle 
sanglotait doucement. La fille verte regardait 
piteusement sa petite amie. Elle fixait les 
prunelles de Bûchette, le matin, et ses propres 
yeux se remplissaient de larmes. Puis la nuit, 
quand Bûchette pleura, elle sentit une main 
douce qui lui caressait les cheveux, une 
bouche fraîche sur sa joue. 
    Le terme s'approchait où Bûchette devait 
entrer en servitude. Elle sanglotait maintenant, 
presque aussi lamentable que la créature 
verte, le jour où on l'avait trouvée abandonnée 
devant la Gueule-de-Loup. 
    Et le dernier soir, quand le père et la mère 
de Bûchette furent endormis, la fille verte 
caressa les cheveux de la pleureuse et lui prit 
la main. Elle ouvrit la porte, et allongea le 
bras dans la nuit. De même que Bûchette l'avait 
conduite autrefois vers les maisons des 
hommes, elle l'emmena par la main vers 
la liberté inconnue. 
   L'amoureux de Jeanie était devenu matelot, 
et elle était seule, toute seule. Elle 
écrivit une lettre et la scella de son petit doigt, 
et la jeta dans la rivière, parmi les longues 
herbes rouges. Ainsi elle irait jusqu'à l'Océan. 
Jeanie ne savait pas vraiment écrire ; mais son 
amoureux devait comprendre, puisque la 
lettre était d'amour. Et elle attendit longtemps 
la réponse, venue de la mer ; et la réponse ne 
vint pas. Il n'y avait pas de rivière pour 
couler de lui jusqu'à Jeanie. 
    Et un jour Jeanie partit à la recherche de 
son amoureux. Elle regardait les fleurs d'eau 
et leurs tiges penchées ; et toutes les fleurs 
s'inclinaient vers lui. Et Jeanie disait en marchant : 
« Sur la mer il y a un bateau — dans 
le bateau il y a une chambre — dans la 
chambre il y a une cage — dans la cage il y a 
un oiseau — dans l'oiseau il y a un coeur — 
dans le coeur il y a une lettre — dans la lettre 
il y a écrit : 
J'aime Jeanie. — J'aime Jeanie 
est dans la lettre, la lettre est dans le coeur, le 
coeur est dans l'oiseau, l'oiseau est dans la 
cage, la cage est dans la chambre, la chambre 
est dans le bateau, le bateau est très loin sur 
la grande mer. » 
    Et comme Jeanie ne craignait pas les 
hommes, les meuniers poussiéreux, la voyant 
simple et douce, l'anneau d'or au doigt, lui 
offraient du pain et lui permettaient de coucher 
parmi les sacs de farine, avec un baiser 
blanc. 
    Ainsi elle traversa son pays de rochers 
fauves, et la contrée des basses forêts, et les 
prairies plates qui entourent le fleuve près 
des cités. Beaucoup de ceux qui hébergeaient 
Jeanie lui donnaient des baisers ; mais elle ne 
les rendait jamais — car les baisers infidèles 
que rendent les amantes sont marqués sur 
leurs joues avec des traces de sang. 
    Elle parvint dans la ville maritime où son 
amoureux s'était embarqué. Sur le port, elle 
chercha le nom de son navire, mais elle ne 
put le trouver, car le navire avait été envoyé 
dans la mer d'Amérique, pensa Jeanie. 
    Des rues noires obliques descendaient aux 
quais des hauteurs de la ville. Certaines étaient 
pavées, avec un ruisseau dans le milieu ; 
d'autres n'étaient que d'étroits escaliers faits 
de dalles anciennes. 
    Jeanie aperçut des maisons peintes en jaune 
et en bleu avec des têtes de négresse et des 
images d'oiseaux à bec rouge. Le soir, de 
grosses lanternes se balancèrent devant les 
portes. On y voyait entrer des hommes qui 
paraissaient ivres. 
    Jeanie pensa que c'étaient les hôtelleries 
des matelots revenant du pays des femmes 
noires et des oiseaux de couleur. Et elle eut 
un grand désir d'attendre son amoureux dans 
une telle hôtellerie, qui avait peut-être l'odeur 
du lointain océan. 
    Levant la tête, elle vit des figures blanches 
de femmes, appuyées aux fenêtres grillées, 
où elles prenaient un peu de fraîcheur. Jeanie 
poussa une double porte, et se trouva dans 
une salle carrelée, parmi des femmes demi-nues, 
avec des robes roses. Au fond de 
l'ombre chaude un perroquet faisait mouvoir 
lentement ses paupières. Il y avait encore un 
peu de mousse dans trois gros verres 
étranglés, sur la table. 
    Quatre femmes entourèrent Jeanie en 
riant, et elle en aperçut une autre vêtue 
d'étoffe sombre, qui cousait dans une petite 
loge. 
    — Elle est de la campagne, dit une des 
femmes. 
    — Chut ! Dit une autre, faut rien dire. 
    Et toutes ensemble lui crièrent : 
    — Veux-tu boire, mignonne ? 
    Jeanie se laissa embrasser, et but dans un 
des verres étranglés. Une grosse femme vit 
l'anneau. 
    — Vous parlez, et c'est marié ! 
    Toutes ensemble reprirent : 
    — T'es mariée, mignonne ? 
    Jeanie rougit, car elle ne savait si elle était 
vraiment mariée, ni comment on devait répondre. 
    — Je les connais, ces mariées, dit une 
femme. Moi aussi, quand j'étais petite, quand 
j'avais sept ans, je n'avais pas de jupon. Je 
suis allée toute nue au bois pour bâtir mon 
église — et tous les petits oiseaux m'aidaient 
à travailler ! Il y avait le vautour pour arracher 
la pierre, et le pigeon, avec son gros bec, 
pour la tailler, et le bouvreuil pour jouer de 
l'orgue. Voilà mon église de noces et ma 
messe. 
    — Mais cette mignonne a son alliance, 
pas ? dit la grosse femme. 
    Et toutes ensemble crièrent : 
    — Vrai, une alliance ? 
    Alors elles embrassèrent Jeanie l'une après 
l'autre, et la caressèrent, et la firent boire, et 
on parvint à faire sourire la dame qui cousait 
dans la petite loge. 
    Cependant un violon jouait devant la porte 
et Jeanie s'était endormie. Deux femmes la 
portèrent doucement sur un lit, dans une 
chambrette, par un petit escalier. 
    Puis toutes ensemble dirent : 
    — Faut lui donner quelque chose. Mais 
quoi ? 
    Le perroquet se réveilla et jabota. 
    — Je vas vous dire, expliqua la grosse. 
    Et elle parla longuement à voix basse. Une 
des femmes s'essuya les yeux. 
    — C'est vrai, dit-elle, nous n'en avons 
pas eu, ça nous portera bonheur. 
    — Pas ? elle pour nous quatre, dit une autre. 
    — On va demander à Madame de nous 
permettre, dit la grosse. 
    Et le lendemain, quand Jeanie s'en alla, 
elle avait à chaque doigt de sa main gauche 
un anneau d'alliance. Son amoureux était 
bien loin ; mais elle frapperait à son coeur, 
pour y rentrer, avec ses cinq anneaux d'or. 
    Sitôt qu'elle fut assez haute, Ilsée eut 
coutume d'aller tous les matins devant 
sa glace et de dire : « Bonjour, ma petite 
Ilsée. » Puis elle baisait le verre froid et fronçait 
les lèvres. L'image semblait venir seulement. 
Elle était très loin, en réalité. L'autre 
Ilsée, plus pâle, qui se levait des profondeurs 
du miroir, était une prisonnière à la bouche 
gelée. Ilsée la plaignait, car elle paraissait 
triste et cruelle. Son sourire matinal était une 
aube blême encore teinte de l'horreur nocturne. 
    Cependant Ilsée l'aimait et lui parlait : 
« Personne ne te dit bonjour, pauvre petite 
Ilsée. Embrasse-moi, tiens. Nous irons nous 
promener aujourd'hui, Ilsée. Mon amoureux 
viendra nous chercher. Viens-t'en. » Ilsée se 
détournait, et l'autre Ilsée, mélancolique, 
s'enfuyait vers l'ombre lumineuse. 
    Ilsée lui montrait ses poupées et ses robes. 
« Joue avec moi. Habille-toi avec moi. » 
L'autre Ilsée, jalouse, élevait aussi vers Ilsée 
des poupées plus blanches et des robes décolorées. 
Elle ne parlait pas, et ne faisait que 
remuer les lèvres en même temps qu'Ilsée. 
    Quelquefois Ilsée s'irritait, comme une 
enfant, contre la dame muette, qui s'irritait 
à son tour. « Méchante, méchante Ilsée ! 
criait-elle. Veux-tu me répondre, veux-tu 
m'embrasser ! » Elle frappait le miroir de la 
main. Une étrange main, qui ne tenait à aucun 
corps, apparaissait devant la sienne. 
Jamais Ilsée ne put atteindre l'autre Ilsée. 
    Elle lui pardonnait durant la nuit ; et, heureuse 
de la retrouver, elle sautait de son lit 
pour l'embrasser, en lui murmurant : « Bonjour, 
ma petite Ilsée. » 
    Quand Ilsée eut un vrai fiancé, elle le mena 
devant sa glace et dit à l'autre Ilsée : 
« Regarde mon amoureux, et ne le regarde pas 
trop. Il est à moi, mais je veux bien te le faire 
voir. Après que nous serons mariés, je lui 
permettrai de t'embrasser avec moi, tous les 
matins. » Le fiancé se mit à rire. Ilsée dans 
le miroir sourit aussi. « N'est-ce pas qu'il est 
beau et que je l'aime ? » dit Ilsée. « Oui, oui, » 
répondit l'autre Ilsée. « Si tu le regardes trop, 
je ne t'embrasserai plus, dit Ilsée. Je suis aussi 
jalouse que toi, va. Au revoir, ma petite Ilsée. » 
    À mesure qu'Ilsée apprit l'amour, Ilsée 
dans le miroir devint plus triste. Car son amie 
ne venait plus la baiser le matin. Elle la tenait 
en grand oubli. Plutôt l'image de son fiancé 
courait, après la nuit, vers le réveil d'Ilsée. 
Pendant la journée, Ilsée ne voyait plus la 
dame du miroir, tandis que son fiancé la 
regardait. « Oh ! disait Ilsée, tu ne penses 
plus à moi, vilain. C'est l'autre que tu 
regardes. Elle est prisonnière ; elle ne viendra 
jamais. Elle est jalouse de toi ; mais je suis 
plus jalouse qu'elle. Ne la regarde pas, mon 
aimé ; regarde-moi. Méchante Ilsée du miroir, 
je te défends de répondre à mon fiancé. Tu ne 
peux pas venir ; tu ne pourras jamais venir. 
Ne me le prends pas, méchante Ilsée. Après 
que nous serons mariés, je lui permettrai de 
t'embrasser avec moi. Ris, Ilsée. Tu seras 
avec nous. » 
    Ilsée devint jalouse de l'autre Ilsée. Si la 
journée baissait sans que l'aimé fût venu : 
« Tu le chasses, tu le chasses, criait Ilsée, 
avec ta mauvaise figure. Méchante, va-t'en, 
laisse-nous. » 
    Et Ilsée cacha sa glace sous un linge blanc 
et fin. Elle souleva un pan afin d'enfoncer le 
dernier petit clou. « Adieu, Ilsée, » dit-elle. 
    Pourtant son fiancé continuait à sembler 
las. « Il ne m'aime plus, pensa Ilsée ; il ne 
vient plus, je reste seule, seule. Où est l'autre 
Ilsée ? Est-elle partie avec lui ? » De ses petits 
ciseaux d'or, elle fendit un peu la toile, pour 
regarder. Le miroir était couvert d'une ombre 
blanche. 
    « Elle est partie », pensa Ilsée. 
    — Il faut, se dit Ilsée, être très patiente. 
L'autre Ilsée sera jalouse et triste. Mon aimé 
reviendra. Je saurai l'attendre. 
    Tous les matins, sur l'oreiller, près de son 
visage, il lui semblait le voir, dans son 
demi-sommeil : « Oh ! mon aimé, murmurait-elle, 
es-tu donc revenu ? Bonjour, bonjour, mon 
petit aimé. » Elle avançait la main et touchait 
le drap frais. 
    — Il faut, se dit encore Ilsée, être très 
patiente. 
    Ilsée attendit longtemps son fiancé. Sa 
patience se fondit en larmes. Un brouillard 
humide enveloppait ses yeux. Des lignes 
mouillées parcouraient ses joues. Toute sa 
figure se creusait. Chaque jour, chaque mois, 
chaque année la flétrissait d'un doigt plus 
pesant. 
    — Oh ! mon aimé, dit Ilsée, je doute de 
toi. 
    Elle coupa le linge blanc à l'intérieur du 
miroir, et, dans le cadre pâle, apparut la 
glace, pleine de taches obscures. Le miroir 
était sillonné de rides claires et, là où le tain 
s'était séparé du verre, on voyait des lacs 
d'ombre. 
    L'autre Ilsée vint au fond de la glace, vêtue 
de noir, comme Ilsée, le visage amaigri, 
marqué par les signaux étranges du verre qui ne 
reflète parmi le verre qui reflète. Et le miroir 
semblait avoir pleuré. 
    — Tu es triste, comme moi, dit Ilsée. 
    La dame du miroir pleura. Ilsée la baisa et 
dit : « Bonsoir, ma pauvre Ilsée. » 
    Et, entrant dans sa chambre, avec sa lampe 
à la main, Ilsée fut surprise : car l'autre Ilsée, 
une lampe à la main, s'avançait vers elle, le 
regard triste. Ilsée leva sa lampe au-dessus 
de sa tête et s'assit sur son lit. Et l'autre Ilsée 
leva sa lampe au-dessus de sa tête et s'assit 
près d'elle. 
    — Je comprends bien, pensa Ilsée. La 
dame du miroir s'est délivrée. Elle est venue 
me chercher. Je vais mourir. 
    Après la mort de ses parents, Marjolaine 
resta dans leur petite maison avec sa 
vieille nourrice. Ils lui avaient laissé un toit 
de chaume bruni et le manteau de la grande 
cheminée. Car le père de Marjolaine avait été 
conteur et bâtisseur de rêves. Quelque ami de 
ses belles idées lui avait prêté sa terre pour 
construire, un peu d'argent pour songer. Il 
avait longtemps mélangé diverses espèces 
d'argile avec des poussières de métaux, afin 
de cuire un sublime émail. Il avait essayé de 
fondre et de dorer d'étranges verreries. Il 
avait pétri des noyaux de pâte dure percés de 
« lanternes » , et le bronze refroidi s'irisait 
comme la surface des mares. Mais il ne restait 
de lui que deux ou trois creusets noircis, des 
plaques frustes d'airain bossuées de scories, 
et sept grandes cruches décolorées au-dessus 
du foyer. Et de la mère de Marjolaine, une 
fille pieuse de la campagne, il ne restait rien : 
car elle avait vendu pour « l'argilier » même 
son chapelet d'argent. 
    Marjolaine grandit près de son père, qui 
portait un tablier vert, dont les mains étaient 
toujours terreuses et les prunelles injectées 
de feu. Elle admirait les sept cruches de la 
cheminée, enduites de fumée, pleines de 
mystère, semblables à un arc-en-ciel creux et 
ondulé. Morgiane eût fait sortir de la cruche 
sanglante un brigand frotté d'huile, avec un 
sabre couvert par des fleurs de Damas. Dans 
la cruche orangée, on pouvait, comme Aladin, 
trouver des fruits de rubis, des prunes 
d'améthyste, des cerises de grenat, des coings 
de topaze, des grappes d'opale, et des baies de 
diamant. La cruche jaune était remplie de 
poudre d'or que Camaralzaman avait cachée 
sous des olives. On voyait un peu une des 
olives sous le couvercle, et le bord du vase 
était luisant. La cruche verte devait être 
fermée par un grand sceau de cuivre, marqué 
par le roi Salomon. L'âge y avait peint une 
couche de vert-de-gris ; car cette cruche 
habitait autrefois l'océan, et depuis plusieurs 
milliers d'années elle contenait un génie, qui 
était prince. Une très jeune fille sage saurait 
briser l'enchantement à la pleine lune, avec 
la permission du roi Salomon, qui a donné 
la voix aux mandragores. Dans la cruche bleu 
clair, Giauharé avait enclos toutes ses robes 
marines, tissées d'algues, gemmées d'aigues 
et tachées de la pourpre des coquillages. Tout 
le ciel du Paradis terrestre, et les fruits riches 
de l'arbre, et les écailles enflammées du serpent, 
et le glaive ardent de l'ange étaient 
enfermés par la cruche bleu sombre, pareille 
à l'énorme cupule azurée d'une fleur australe. 
Et la mystérieuse Lilith avait versé tout le ciel 
du Paradis céleste dans la dernière cruche : 
car elle se dressait, violette et rigide comme le 
camail de l'évêque. 
    Ceux qui ignoraient ces choses ne voyaient 
que sept vieilles cruches décolorées, sur le 
manteau renflé de l'âtre. Mais Marjolaine 
savait la vérité, par les contes de son père. Au 
feu d'hiver, parmi l'ombre changeante des 
flammes du bois et de la chandelle, elle suivait 
des yeux, jusqu'à l'heure où elle allait dormir, 
le grouillement des merveilles. 
    Cependant la huche à pain étant vide, avec 
la boîte à sel, la nourrice implorait Marjolaine. 
« Marie-toi, disait-elle, ma fleurette aimée : 
votre mère pensait à Jean ; veux-tu pas épouser 
Jean ? Ma Jolaine, ma Jolaine, quelle jolie 
mariée tu feras ! » 
    — La mariée de la Marjolaine a eu des 
chevaliers, dit la rêveuse ; j'aurai un prince. 
    — Princesse Marjolaine, dit la nourrice, 
épousez Jean, tu le feras prince. 
    — Nenni, nourrice, dit la rêveuse ; j'aime 
mieux filer. J'attends mes diamants et mes 
robes pour un plus beau génie. Achète du 
chanvre et des quenouilles et un fuseau poli. 
Nous aurons notre palais bientôt. Il est pour 
le moment dans un désert noir d'Afrique. Un 
magicien l'habite, couvert de sang et de poisons. 
Il verse dans le vin des voyageurs une 
poudre brune qui les change en bêtes velues. 
Le palais est éclairé de torches vives, et les 
nègres qui servent aux repas ont des couronnes 
d'or. Mon prince tuera le magicien, 
et le palais viendra dans notre campagne, et 
tu berceras mon enfant. 
    — Ô Marjolaine, épouse Jean ! dit la 
vieille nourrice. 
    Marjolaine s'assit et fila. Patiemment elle 
tourna le fuseau, tordit le chanvre, et le 
détordit. Les quenouilles s'amincissaient et se 
regonflaient. Près d'elle Jean vint s'asseoir et 
l'admira. Mais elle n'y prenait point garde. 
Car les sept cruches de la grande cheminée 
étaient pleines de rêves. Pendant le jour elle 
croyait les entendre gémir ou chanter. Quand 
elle s'arrêtait de filer, la quenouille ne 
frémissait plus pour les cruches, et le fuseau 
cessait de leur prêter ses bruissements. 
    — Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait 
la vieille nourrice tous les soirs. 
    Mais au milieu de la nuit la rêveuse se 
levait. Comme Morgiane, elle jetait contre 
les cruches des grains de sable, pour éveiller 
les mystères. Et cependant le brigand continuait 
à dormir ; les fruits précieux ne cliquetaient 
pas, elle n'entendait pas couler la poudre d'or, 
ni se froisser l'étoffe des robes, 
et le sceau de Salomon pesait lourdement sur 
le prince enfermé. 
    Marjolaine jetait un à un les grains de 
sable. Sept fois ils tintaient contre la terre 
dure des cruches ; sept fois le silence 
recommençait. 
    — Ô Marjolaine, épouse Jean, lui disait la 
vieille nourrice tous les matins. 
    Alors Marjolaine fronça le sourcil lorsqu'elle 
voyait Jean, et Jean ne vint plus. Et la 
vieille nourrice fut trouvée morte, une aube, 
assez souriante. Et Marjolaine mit une robe 
noire, une cornette sombre, et continua de 
filer. 
    Toutes les nuits elle se levait, et, comme 
Morgiane, elle jetait contre les cruches des 
grains de sable pour éveiller les mystères. 
Et les rêves dormaient toujours. 
    Marjolaine devint vieille en sa patience. 
Mais le prince emprisonné sous le sceau du 
roi Salomon était toujours jeune, sans doute, 
ayant vécu des milliers d'années. Une nuit 
de pleine lune, la rêveuse se leva comme une 
assassine, et prit un marteau. Elle brisa 
furieusement six cruches, et la sueur d'angoisse 
coulait de son front. Les vases claquèrent 
et s'ouvrirent : ils étaient vides. Elle 
hésita devant la cruche où Lilith avait versé 
le paradis violet ; puis elle l'assassina comme 
les autres. Parmi les débris roula une rose 
sèche et grise de Jéricho. Quand Marjolaine 
voulut la faire fleurir, elle s'éparpilla en 
poussière. 
   Cice replia ses jambes dans son petit lit 
et tendit l'oreille contre le mur. La 
fenêtre était pâle. Le mur vibrait et semblait 
dormir avec une respiration étouffée. Le 
petit jupon blanc s'était gonflé sur la chaise, 
d'où deux bas pendaient ainsi que des 
jambes noires molles et vides. Une robe marquait 
mystérieusement le mur comme si elle 
avait voulu grimper jusqu'au plafond. Les 
planches du parquet criaient faiblement dans 
la nuit. Le pot à eau était pareil à un crapaud 
blanc, accroupi dans la cuvette et humant 
l'ombre. 
    — Je suis trop malheureuse, dit Cice. Et 
elle se mit à pleurer dans son drap. Le mur 
soupira plus fort ; mais les deux jambes noires 
restèrent inertes, et la robe ne continua pas 
de grimper, et le crapaud blanc accroupi ne 
ferma pas sa gueule humide. 
    Cice dit encore : 
    — Puisque tout le monde m'en veut, puisqu'on 
n'aime que mes soeurs ici, puisqu'on 
m'a laissé aller me coucher pendant le dîner, 
je m'en irai, oui, je m'en irai très loin. Je suis 
une Cendrillon, voilà ce que je suis. Je leur 
montrerai bien, moi. J'aurai un prince, moi ; 
et elles n'auront personne, absolument personne. 
Et je viendrai dans ma belle voiture, 
avec mon prince ; voilà ce que je ferai. Si 
elles sont bonnes, dans ce temps-là, je leur 
pardonnerai. Pauvre Cendrillon, vous verrez 
qu'elle est meilleure que vous, allez. 
    Son petit coeur grossit encore, pendant 
qu'elle enfilait ses bas et qu'elle nouait son 
jupon. La chaise vide resta au milieu de la 
chambre, abandonnée. 
    Cice descendit doucement à la cuisine, et 
pleura de nouveau, agenouillée devant l'âtre, 
les mains plongées dans les cendres. 
    Le bruit régulier d'un rouet la fit retourner. 
Un corps tiède et velu frôla ses jambes. 
    — Je n'ai pas de marraine, dit Cice, mais 
j'ai mon chat. Pas ? 
    Elle tendit ses doigts, et il les lécha lentement, 
comme avec une petite râpe chaude. 
    — Viens, dit Cice. 
    Elle poussa la porte du jardin, et il y eut 
un grand souffle de fraîcheur. Une tache 
sombrement verdâtre marquait la pelouse ; le 
grand sycomore frémissait, et des étoiles 
paraissaient suspendues entre les branches. 
Le potager était clair, au delà des arbres, et 
des cloches à melons luisaient. 
    Cice rasa deux bouquets d'herbes longues, 
qui la chatouillèrent finement. Elle courut 
parmi les cloches où voltigeaient de courtes 
lueurs. 
    — Je n'ai pas de marraine : sais-tu faire 
une voiture, chat ? dit-elle. 
    La petite bête bâilla vers le ciel où des 
nuages gris chassaient. 
    — Je n'ai pas encore de prince, dit Cice. 
Quand viendra-t-il ? 
    Assise près d'un gros chardon violacé, elle 
regarda la haie du potager. Puis elle ôta une 
de ses pantoufles, et la jeta de toutes ses 
forces par-dessus les groseilliers. La pantoufle 
tomba sur la grand'route. 
    Cice caressa le chat et dit : 
    — Écoute, chat. Si le prince ne me rapporte 
pas ma pantoufle, je t'achèterai des 
bottes et nous voyagerons pour le trouver. 
C'est un très beau jeune homme. Il est habillé 
de vert, avec des diamants. Il m'aime beaucoup, 
mais il ne m'a jamais vue. Tu ne seras 
pas jaloux. Nous demeurerons ensemble, tous 
les trois. Je serai plus heureuse que Cendrillon, 
parce que j'ai été plus malheureuse. 
Cendrillon allait au bal tous les soirs, et on 
lui donnait des robes très riches. Moi, je n'ai 
que toi, mon petit chat chéri. 
    Elle embrassa son museau de maroquin 
mouillé. Le chat jeta un faible miaulement et 
passa une patte sur son oreille. Puis il se 
lécha et ronronna. 
    Cice cueillit des groseilles vertes. 
    — Une pour moi, une pour mon prince, 
une pour toi. Une pour mon prince, une 
pour toi, une pour moi. Une pour toi, une 
pour moi, une pour mon prince. Voilà 
comme nous vivrons. Nous partagerons tout 
pour nous trois, et nous n'aurons pas de 
soeurs méchantes. 
    Les nuages gris s'étaient amassés dans le 
ciel. Une bande blême s'élevait vers l'Orient. 
Les arbres se baignaient dans une pénombre 
livide. Tout à coup une bouffée de vent glacé 
secoua le jupon de Cice. Les choses frissonnèrent. 
Le chardon violet s'inclina deux ou trois fois. 
Le chat fit le gros dos et hérissa 
tous ses poils. 
    Cice entendit au loin sur la route une 
rumeur grinçante de roues. 
    Un feu terne courut aux cimes balancées 
des arbres et le long du toit de la petite maison. 
    Puis le roulement s'approcha. Il y eut des 
hennissements de chevaux, et un murmure 
confus de voix d'hommes. 
    — Écoute, chat, dit Cice. Écoute. Voilà 
une grande voiture qui arrive. C'est la voiture 
de mon prince. Vite, vite : il va m'appeler. 
    Une pantoufle de cuir mordoré vola par-dessus 
les groseilliers, et tomba au milieu des 
cloches. 
    Cice courut vers la barrière d'osier et 
l'ouvrit. 
    Une voiture longue et obscure avançait 
pesamment. Le bicorne du cocher était éclairé 
par un rayon rouge. Deux hommes noirs 
marchaient de chaque côté des chevaux. 
L'arrière-train de la voiture était bas et 
oblong comme un cercueil. Une odeur fade 
flottait dans la brise d'aurore. 
    Mais Cice ne comprit rien de tout cela. Elle 
ne voyait qu'une chose : la voiture merveilleuse 
était là. Le cocher du prince était coiffé 
d'or. Le coffre lourd était plein des joyaux 
des noces. Ce parfum terrible et souverain 
l'enveloppait de royauté. 
    Et Cice tendit les bras en criant : 
    — Prince, emmenez-moi, emmenez-moi ! 
    La princesse Morgane n'aimait personne. 
Elle avait une candeur froide, et vivait 
parmi les fleurs et les miroirs. Elle piquait 
dans ses cheveux des roses rouges et se regardait. 
Elle ne voyait aucune jeune fille ni 
aucun jeune homme parce qu'elle se mirait 
dans leurs regards. Et la cruauté ou la volupté 
lui étaient inconnues. Ses cheveux noirs 
descendaient autour de son visage comme des 
vagues lentes. Elle désirait s'aimer elle-même : 
mais l'image des miroirs avait une 
frigidité calme et lointaine, et l'image des 
étangs était morne et pâle, et l'image des 
rivières fuyait en tremblant. 
    La princesse Morgane avait lu dans les 
livres l'histoire du miroir de Blanche-Neige 
qui savait parler et lui annonça son égorgement, 
et le conte du miroir d'Ilsée, d'où sortit 
une autre Ilsée qui tua Ilsée, et l'aventure du 
miroir nocturne de la ville de Milet qui faisait 
s'étrangler les milésiennes à la nuit levante. 
Elle avait vu la peinture mystérieuse où le 
fiancé a étendu un glaive devant sa fiancée, 
parce qu'ils se sont rencontrés eux-mêmes 
dans la brume du soir : car les doubles 
menacent la mort. Mais elle ne craignait pas 
son image, puisque jamais elle ne s'était rencontrée, 
sinon candide et voilée, non cruelle 
et voluptueuse, elle-même pour elle-même. 
Et les lames polies d'or vert, les lourdes 
nappes de vif-argent ne montraient point 
Morgane à Morgane. 
    Les prêtres de son pays étaient géomanciens 
et adorateurs du feu. Ils disposèrent le 
sable dans la boîte carrée, et y tracèrent les 
lignes ; ils calculèrent au moyen de leurs 
talismans de parchemin, ils firent le miroir noir 
avec de l'eau mélangée de fumée. Et le soir 
Morgane se rendit vers eux, et elle jeta dans 
le feu trois gâteaux d'offrande. « Voici, » dit 
le géomancien ; et il montra le miroir noir 
liquide. Morgane regarda : et d'abord une 
vapeur claire traîna par la surface, puis un 
cercle coloré bouillonna, puis une image 
s'éleva et courut légèrement. C'était une maison 
blanche cubique avec de longues fenêtres ; 
et sous la troisième fenêtre pendait un 
grand anneau de bronze. Et tout autour de la 
maison régnait le sable gris. « Ceci est l'endroit, 
dit le géomancien, où se trouve le 
véritable miroir ; mais notre science ne peut 
le fixer ni l'expliquer. » 
    Morgane s'inclina et jeta dans le feu trois 
nouveaux gâteaux d'offrande. Mais l'image 
vacilla, et s'obscurcit ; la maison blanche 
s'enfonça et Morgane regarda vainement le miroir 
noir. 
    Et, au jour suivant, Morgane désira faire 
un voyage. Car il lui semblait avoir reconnu 
la couleur morne du sable et elle se dirigea 
vers l'Occident. Son père lui donna une caravane 
choisie, avec des mules à clochettes 
d'argent, et on la portait dans une litière 
dont les parois étaient des miroirs précieux. 
    Ainsi elle traversa la Perse, et elle examinait 
les hôtelleries isolées, tant celles qui sont 
bâties près des puits et où passent les troupes 
de voyageurs que les maisons décriées où les 
femmes chantent la nuit et battent des pièces 
de métal. 
    Et près des confins du royaume de Perse 
elle vit beaucoup de maisons blanches, 
cubiques, aux fenêtres longues ; mais l'anneau 
de bronze n'y était point pendu. Et on lui dit 
que l'anneau se trouverait au pays chrétien 
de Syrie, à l'Occident. 
    Morgane passa les rives plates du fleuve 
qui environne la contrée des plaines humides, 
où croissent des forêts de réglisse. Il y avait 
des châteaux creusés dans une seule pierre 
étroite, qui était posée sur la pointe extrême ; 
et les femmes assises au soleil sur le passage 
de la caravane avaient des torsades de crin 
roux autour du front. Et là vivent ceux qui 
mènent des troupeaux de chevaux, et portent 
des lances à pointe d'argent. 
    Et plus loin est une montagne sauvage 
habitée par des bandits qui boivent l'eau-de-vie 
de blé en l'honneur de leurs divinités. Ils 
adorent des pierres vertes de forme étrange, 
et se prostituent les uns aux autres parmi des 
cercles de buissons enflammés. Morgane eut 
horreur d'eux. 
    Et plus loin est une cité souterraine d'hommes 
noirs qui ne sont visités par leurs dieux 
que pendant leur sommeil. Ils mangent les 
fibres du chanvre, et se couvrent le visage 
avec de la poudre de craie. Et ceux qui 
s'enivrent avec le chanvre pendant la nuit 
fendent le cou de ceux qui dorment, afin de 
les envoyer vers les divinités nocturnes. Morgane 
eut horreur d'eux. 
    Et plus loin s'étend le désert de sable gris, 
où les plantes et les pierres sont pareilles au 
sable. Et à l'entrée de ce désert Morgane 
trouva l'hôtellerie de l'anneau. 
    Elle fit arrêter sa litière, et les muletiers 
déchargèrent les mules. C'était une maison 
ancienne, bâtie sans l'aide du ciment ; et les 
blocs de pierre étaient blanchis par le soleil. 
Mais le maître de l'hôtellerie ne put lui 
parler du miroir : car il ne le connaissait point. 
    Et le soir, après qu'on eut mangé les galettes 
minces, le maître dit à Morgane que 
cette maison de l'anneau avait été dans les 
temps anciens la demeure d'une reine cruelle. 
Et elle fut punie de sa cruauté. Car elle avait 
ordonné de couper la tête à un homme religieux 
qui vivait solitaire au milieu de l'étendue 
de sable et faisait baigner les voyageurs 
avec de bonnes paroles dans l'eau du fleuve. 
Et aussitôt après cette reine périt, avec toute 
sa race. Et la chambre de la reine fut murée 
dans sa maison. Le maître de l'hôtellerie montra 
à Morgane la porte bouchée par des pierres. 
    Puis les voyageurs de l'hôtellerie se couchèrent 
dans les salles carrées et sous l'auvent. 
Mais vers le milieu de la nuit, Morgane 
éveilla ses muletiers, et fit enfoncer la porte 
murée. Et elle entra par la brèche poussiéreuse, 
avec un flambeau de fer. 
    Et les gens de Morgane entendirent un cri, 
et suivirent la princesse. Elle était agenouillée 
au milieu de la chambre murée, devant 
un plat de cuivre battu rempli de sang, et elle 
le regardait ardemment. Et le maître de 
l'hôtellerie leva les bras : car le sang du 
bassin n'était pas tari dans la chambre close 
depuis que la reine cruelle y avait fait placer 
une tête coupée. 
    Personne ne sait ce que la princesse Morgane 
vit dans le miroir de sang. Mais sur la 
route du retour ses muletiers furent trouvés 
assassinés, un à un, chaque nuit, leur face 
grise tournée vers le ciel, après qu'ils avaient 
pénétré dans sa litière. Et on nomma cette 
princesse Morgane la rouge, et elle fut une 
fameuse prostituée et une terrible égorgeuse 
d'hommes. 
   Lilly et Nan étaient servantes de ferme. 
Elles portaient l'eau du puits, l'été, par 
le sentier à peine frayé dans les blés mûrs ; et 
l'hiver, qu'il fait froid, et que les glacillons 
pendillent aux fenêtres, Lilly venait coucher 
avec Nan. Pelotonnées sous les couvertures, 
elles écoutaient le vent huer. Elles avaient 
toujours des pièces blanches dans leurs 
poches, et guimpes fines à rubans cerise ; 
blondes pareillement, et ricassières. Tous les 
soirs elles mettaient au coin de l'âtre un baquet 
de belle eau fraîche ; où aussi elles 
trouvaient, disait-on, au saut du lit, les pièces 
d'argent qu'elles faisaient sonner dans leurs 
doigts. Car les 
pixies en jetaient au baquet 
après s'y être baignées. Mais Nan, ni 
Lilly, ni personne, n'avait vu de pixies, 
sinon que, dans les contes et ballades, ce sont 
quelques méchantes petites choses noires 
avec des queues tourbillonnantes. 
    Une nuit, Nan oublia de tirer de l'eau ; 
d'autant qu'on était en décembre, et que la 
chaîne rouillée du puits était enduite de glace. 
Comme elle dormait, les mains sur les épaules 
de Lilly, soudain elle fut pincée aux bras et 
aux mollets, et les cheveux de sa nuque furent 
cruellement tirés. Elle s'éveilla en pleurant : 
« Demain je serai noire et bleue ! » Et elle dit 
à Lilly : « Serre-moi, serre-moi : je n'ai pas 
mis le baquet de belle eau fraîche ; mais je ne 
sortirai pas de mon lit, malgré tous les 
“pixies” du Devonshire ». Alors la bonne 
petite Lilly l'embrassa, se leva, tira de l'eau, 
et plaça le baquet au coin de l'âtre. Quand elle 
se recoucha, Nan était endormie. 
    Et dans son sommeil la petite Lilly eut un 
rêve. Il lui sembla qu'une reine, vêtue de 
feuilles vertes, avec une couronne d'or sur la 
tête, s'approchait de son lit, la touchait et lui 
parlait. Elle disait : « Je suis la reine Mandosiane ; 
Lilly, viens me chercher. » et elle disait encore : 
« Je suis assise dans une prairie d'émeraudes, et le 
chemin qui mène vers moi est de trois couleurs, 
jaune, bleu et vert. » 
Et elle disait : « je suis la reine Mandosiane ; 
Lilly, viens me chercher. » 
    Puis Lilly enfonça sa tête dans l'oreiller 
noir de la nuit et elle ne vit plus rien. Or, le 
matin, comme le coq chantait, il fut impossible 
à Nan de se lever et elle poussait des 
plaintes aiguës, car ses deux jambes étaient 
insensibles et elle ne savait les remuer. Dans 
la journée, les médecins la virent et par 
grande consultation décidèrent qu'elle resterait 
sans doute étendue ainsi sans jamais plus 
marcher. Et la pauvre Nan sanglotait : car 
elle ne trouverait jamais de mari. 
    Lilly eut grand-pitié. Épluchant les pommes 
d'hiver, rangeant les nèfles, barattant le 
beurre, essuyant le petit-lait à ses mains rougies, 
elle imaginait sans cesse qu'on pourrait 
guérir la pauvre Nan. Et elle avait oublié le 
rêve, lorsqu'un soir où la neige tombait dru 
et qu'on buvait de la bière chaude avec des 
rôties, un vieux vendeur de ballades frappa 
à la porte. Toutes les filles de ferme sautèrent 
autour de lui, car il avait des gants, des chansons 
d'amour, des rubans, des toiles de Hollande, 
des jarretières, des épingles et des coiffes d'or. 
    — Voyez la triste histoire, dit-il, de la 
femme de l'usurier, pendant douze mois 
grosse de vingt sacs d'écus, aussi prise de 
l'envie bien singulière de manger des têtes de 
vipère à la fricassée et des crapauds en 
carbonade. 
    » Voyez la ballade du grand poisson qui 
vint sur la côte le quatorzième jour d'avril, 
sortit de l'eau plus de quarante brasses, et 
vomit cinq boisseaux d'anneaux de mariée 
tout verdis par la mer. 
    » Voyez la chanson des trois méchantes 
filles du roi et de celle qui versa un verre de 
sang sur la barbe de son père. 
    » Et j'avais aussi les aventures de la reine 
Mandosiane ; mais une coquine de bourrasque 
m'a tiré la dernière feuille des mains au 
tournant de la route. » 
    Aussitôt Lilly reconnut son rêve, et elle sut 
que la reine Mandosiane lui ordonnait de venir. 
    Et la même nuit, Lilly embrassa doucement 
Nan, mit ses souliers neufs et s'en alla seule 
par les routes. Or, le vieux vendeur de ballades 
avait disparu, et sa feuille s'était envolée 
si loin que Lilly ne put la trouver ; de 
sorte qu'elle ne savait ni ce qu'était la reine 
Mandosiane, ni où elle devait la chercher. 
    Et personne ne put lui répondre, bien 
qu'elle demandât sur son chemin aux vieux 
laboureurs qui la regardaient encore de loin, 
en s'abritant les yeux avec la main, et aux 
jeunes femmes enceintes qui causaient indolemment 
devant leurs portes, et aux enfants 
qui viennent justement de parler, auxquels 
elle baissait les branches des mûriers par les 
haies. Les uns disaient : « Il n'y a plus de 
reines » ; les autres : « Nous n'avons pas ça 
par ici ; c'est dans les vieux temps » ; les 
autres : « Est-ce le nom d'un joli garçon ? » 
Et d'autres mauvais conduisirent Lilly devant 
une de ces maisons des villes qui sont fermées 
le jour, et qui, la nuit, s'ouvrent et s'éclairent, 
disant et affirmant que la reine Mandosiane 
y séjournait, vêtue d'une chemise rouge et 
servie par des femmes nues. 
    Mais Lilly savait bien que la vraie reine 
Mandosiane était vêtue de vert, non de rouge, 
et qu'il lui faudrait passer sur un chemin de 
trois couleurs. Ainsi elle connut le mensonge 
des méchants. Cependant, elle marcha bien 
longtemps. Certes, elle passa l'été de sa vie, 
trottant par la poussière blanche, pataugeant 
par l'épaisse boue des ornières, accompagnée 
par les chariots des rouliers, et, parfois, le 
soir, quand le ciel avait une splendide nuance 
rouge, suivie par les grands chars où s'entassaient 
des gerbes et où quelques faux luisantes 
se balançaient. Mais personne ne put lui parler 
de la reine Mandosiane. 
    Afin de ne pas oublier un nom si difficile, 
elle avait fait trois noeuds à sa jarretière. Par 
un midi, étant allée loin vers le soleil qui se 
lève, elle entra dans une route jaune sinueuse 
qui bordait un canal bleu. Et le canal fléchissait 
avec la route et entre les deux un talus 
vert suivait leurs contours. Des bouquets 
d'arbrisseaux croissaient de part et d'autre ; 
et aussi loin que l'oeil pouvait atteindre, on ne 
voyait que des marécages et l'ombre verdoyante. 
Parmi les taches des marais s'élevaient de 
petites huttes coniques et la longue 
route s'enfonçait directement dans les nuages 
sanglants du ciel. 
    Là elle rencontra un petit garçon, dont les 
yeux étaient drôlement fendus, et qui halait 
le long du canal une lourde barque. Elle voulut 
lui demander s'il avait vu la reine, mais 
s'aperçut avec terreur qu'elle avait oublié le 
nom. Lors elle s'écria, et pleura, et tâta sa 
jarretière, en vain. Et elle s'écria plus fort, 
voyant qu'elle marchait sur la route de trois 
couleurs, faite de poussière jaune, d'un canal 
bleu, et d'un talus vert. De nouveau, elle 
toucha les trois noeuds qu'elle avait noués, et 
sanglota. Et le petit garçon, pensant qu'elle 
souffrait et ne comprenant point sa douleur, 
cueillit au bord de la route jaune une pauvre 
herbe, qu'il lui mit dans la main. 
    — La mandosiane guérit, dit-il. 
    Voilà comment Lilly trouva sa reine vêtue 
de feuilles vertes. 
    Elle la serra précieusement, et retourna aussitôt 
sur la longue route. Et le voyage de 
retour fut plus lent que l'autre, car Lilly était 
lasse. Il lui parut qu'elle marchait depuis des 
années. Mais elle était joyeuse, sachant qu'elle 
guérirait la pauvre Nan. 
    Elle traversa la mer, où les vagues étaient 
monstrueuses. Enfin elle arriva dans le Devon, 
tenant l'herbe entre sa cotte et sa chemise. 
Et d'abord elle ne reconnut pas les 
arbres ; et il lui parut que tous les bestiaux 
étaient changés. Et dans la grand salle de la 
ferme, elle vit une vieille femme entourée 
d'enfants. Courant, elle demanda Nan. La vieille, 
surprise, considéra Lilly et dit : 
    — Mais Nan est partie depuis longtemps, 
et mariée. 
    — Et guérie ? Demanda joyeusement Lilly. 
    — Guérie, oui, certes, dit la vieille. — Et 
toi, pauvre, n'es-tu pas Lilly ? 
    — Oui, dit Lilly ; mais quel âge puis-je 
donc avoir ? 
    — Cinquante ans, n'est-ce pas, grand-mère, 
crièrent les enfants : elle n'est pas tout à 
fait si vieille que toi. 
    Et comme Lilly, lasse, souriait, le parfum 
très fort de la mandosiane la fit pâmer, et elle 
mourut sous le soleil. Ainsi Lilly alla chercher 
la reine Mandosiane et fut emportée par elle. 
    Je ne sais comment je parvins à travers une 
pluie obscure jusqu'à l'étrange étal qui 
m'apparut dans la nuit. J'ignore la ville et 
j'ignore l'année : je me souviens que la saison 
était pluvieuse, très pluvieuse. 
    Il est certain que dans ce même temps les 
hommes trouvèrent par les routes de petits 
enfants vagabonds qui refusaient de grandir. 
Des fillettes de sept ans implorèrent à genoux 
pour que leur âge restât immobile, et la 
puberté semblait déjà mortelle. Il y eut des 
processions blanchâtres sous le ciel livide, et 
de petites ombres à peine parlantes exhortèrent 
le peuple puéril. Rien n'était désiré 
par elles qu'une ignorance perpétuée. Elles 
souhaitaient se vouer à des jeux éternels. 
Elles désespéraient du travail de la vie. Tout 
n'était que passé pour elles. 
    En ces jours mornes, sous cette saison pluvieuse, 
très pluvieuse, j'aperçus les minces 
lumières filantes de la petite vendeuse de 
lampes. 
    Je m'approchai sous l'auvent, et la pluie 
me courut sur la nuque tandis que je penchais 
la tête. 
    Et je lui dis : 
    — Que vendez-vous donc là, petite vendeuse, 
par cette triste saison de pluie ? 
    — Des lampes, me répondit-elle, seulement 
des lampes allumées. 
    — Et, en vérité, lui dis-je, que sont donc 
ces lampes allumées, hautes comme le petit 
doigt, et qui brûlent d'une lumière menue 
comme une tête d'épingle ? 
    — Ce sont, dit-elle, les lampes de cette saison 
ténébreuse. Et autrefois ce furent des 
lampes de poupée. Mais les enfants ne veulent 
plus grandir. Voilà pourquoi je leur vends 
ces petites lampes qui éclairent à peine la 
pluie obscure. 
    — Et vivez-vous donc ainsi, lui dis-je, 
petite vendeuse vêtue de noir, et mangez-vous 
par l'argent que vous payent les enfants 
pour vos lampes ? 
    — Oui, dit-elle, simplement. Mais je gagne 
bien peu. Car la pluie sinistre éteint souvent 
mes petites lampes, au moment où je les tends 
pour les donner. Et quand elles sont éteintes, 
les enfants n'en veulent plus. Personne ne 
peut les rallumer. Il ne me reste que celles-ci. 
Je sais bien que je ne pourrai en trouver 
d'autres. Et quand elles seront vendues, 
nous demeurerons dans l'obscurité de la pluie. 
    — Est-ce donc la seule lumière, dis-je 
encore, de cette morne saison ; et comment 
éclairerait-on, avec une si petite lampe, les 
ténèbres mouillées ? 
    — La pluie les éteint souvent, dit-elle, et 
dans les champs ou par les rues elles ne 
peuvent plus servir. Mais il faut s'enfermer. 
Les enfants abritent mes petites lampes avec 
leurs mains et s'enferment. Ils s'enferment 
chacun avec sa lampe et un miroir. Et elle 
suffit pour leur montrer leur image dans le 
miroir. 
    Je regardai quelques instants les pauvres 
flammes vacillantes. 
    — Hélas ! dis-je, petite vendeuse, c'est 
une triste lumière, et les images des miroirs 
doivent être de tristes images. 
    — Elles ne sont point si tristes, dit l'enfant 
vêtue de noir en secouant la tête, tant 
qu'elles ne grandissent pas. Mais les petites 
lampes que je vends ne sont pas éternelles. 
Leur flamme décroît, comme si elles s'affligeaient 
de la pluie obscure. Et quand mes 
petites lampes s'éteignent, les enfants ne 
voient plus la lueur du miroir, et se désespèrent. 
Car ils craignent de ne pas savoir 
l'instant où ils vont grandir. Voilà pourquoi 
ils s'enfuient en gémissant dans la nuit. Mais 
il ne m'est permis de vendre à chaque enfant 
qu'une seule lampe. S'ils essaient d'en acheter 
une seconde, elle s'éteint dans leurs mains. 
    Et je me penchai un peu plus vers la petite 
vendeuse, et je voulus prendre une de ses 
lampes. 
    — Oh ! Il n'y faut pas toucher, dit-elle. 
Vous avez passé l'âge où mes lampes brûlent. 
Elles ne sont faites que pour les poupées ou 
les enfants. N'avez-vous point chez vous une 
lampe de grande personne ? 
    — Hélas ! dis-je, par cette saison pluvieuse 
de pluie obscure, dans ce morne temps ignoré, 
il n'est plus que vos lampes d'enfants qui 
brûlent. Et je désirais, moi aussi, regarder 
encore une fois la lueur du miroir. 
    — Venez, dit-elle, nous regarderons ensemble. 
    Par un petit escalier vermoulu, elle me conduisit 
dans une chambre de bois simple où 
il y avait un éclat de miroir au mur. 
    — Chut, dit-elle, et je vous montrerai. Car 
ma propre lampe est plus claire et plus puissante 
que les autres ; et je ne suis pas trop 
pauvre parmi ces pluvieuses ténèbres. Et elle 
leva sa petite lampe vers le miroir. 
    Alors il y eut un pâle reflet où je vis circuler 
des histoires connues. Mais la petite 
lampe mentait, mentait, mentait. Je vis la 
plume se soulever sur les lèvres de Cordelia ; 
et elle souriait, et guérissait ; et avec son vieux 
père elle vivait dans une grande cage comme 
un oiseau, et elle baisait sa barbe blanche. Je 
vis Ophélie jouer sur l'eau vitrée de l'étang, 
et attacher au cou d'Hamlet ses bras humides 
enguirlandés de violettes. Je vis Desdémone 
réveillée errer sous les saules. Je vis la 
princesse Maleine ôter ses deux mains des yeux 
du vieux roi, et rire, et danser. Je vis Mélisande, 
délivrée, se mirer dans la fontaine. 
    Et je m'écriai : Petite lampe menteuse... 
    — Chut ! dit la petite vendeuse de lampes, 
et elle me mit la main sur les lèvres. Il ne faut 
rien dire. La pluie n'est-elle pas assez obscure ? 
    
    Alors je baissai la tête et je m'en allai vers 
la nuit pluvieuse dans la ville inconnue. 
    Je ne sais pas où Monelle me prit par la 
main. Mais je pense que ce fut dans une 
soirée d'automne, quand la pluie est déjà 
froide. 
    — Viens jouer avec nous, dit-elle. 
    Monelle portait dans son tablier des vieilles 
poupées et des volants dont les plumes étaient 
fripées et les galons ternis. 
    Sa figure était pâle et ses yeux riaient. 
    — Viens jouer, dit-elle. Nous ne travaillons 
plus, nous jouons. 
    Il y avait du vent et de la boue. Les pavés 
luisaient. Tout le long des auvents de boutique 
l'eau tombait, goutte à goutte. Des 
filles frissonnaient sur le seuil des épiceries. 
Les chandelles allumées semblaient rouges. 
    Mais Monelle tira de sa poche un dé de 
plomb, un petit sabre d'étain, une balle de 
caoutchouc. 
    — Tout cela est pour eux, dit-elle. C'est 
moi qui sors pour acheter les provisions. 
    — Et quelle maison avez-vous donc, et 
quel travail, et quel argent, petite... 
    — Monelle, dit la fillette en me serrant la 
main. Ils m'appellent Monelle. Notre maison 
est une maison où on joue : nous avons chassé 
le travail, et les sous que nous avons encore 
nous avaient été donnés pour acheter des 
gâteaux. Tous les jours je vais chercher des 
enfants dans la rue, et je leur parle de notre 
maison, et je les amène. Et nous nous cachons 
bien pour qu'on ne nous trouve pas. Les 
grandes personnes nous forceraient à rentrer 
et nous prendraient tout ce que nous avons. 
Et nous, nous voulons rester ensemble et jouer. 
    — Et à quoi jouez-vous, petite Monelle ? 
    — Nous jouons à tout. Ceux qui sont 
grands se font des fusils et des pistolets ; et 
les autres jouent à la raquette, sautent à la 
corde, se jettent la balle ; ou les autres dansent 
des rondes et se prennent les mains ; ou les 
autres dessinent sur les vitres les belles images 
qu'on ne voit jamais et soufflent des bulles 
de savon ; ou les autres habillent leurs poupées 
et les mènent promener, et nous comptons sur les 
doigts des tout petits pour les faire rire. 
    
    La maison où Monelle me conduisit paraissait 
avoir des fenêtres murées. Elle s'était 
détournée de la rue, et toute sa lumière venait 
d'un profond jardin. Et déjà là j'entendis des 
voix heureuses. 
    Trois enfants vinrent sauter autour de nous. 
    — Monelle, Monelle ! criaient-ils, Monelle 
est revenue ! 
    Ils me regardèrent et murmurèrent : 
    — Comme il est grand ! Est-ce qu'il 
jouera, Monelle ? 
    Et la fillette leur dit : 
    — Bientôt les grandes personnes viendront 
avec nous. Elles iront vers les petits 
enfants. Elles apprendront à jouer. Nous leur 
ferons la classe, et, dans notre classe, on ne 
travaillera jamais. Avez-vous faim ? 
    Des voix crièrent : 
    — Oui, oui, oui, il faut faire la dînette. 
    Alors furent apportées des petites tables 
rondes, et des serviettes grandes comme des 
feuilles de lilas, et des verres profonds comme 
des dés à coudre, et des assiettes creuses 
comme des coquilles de noix. Le repas fut de 
chocolat et de sucre en miettes ; et le vin ne 
pouvait pas couler dans les verres, car les 
petites fioles blanches, longues comme le 
petit doigt, avaient le cou trop mince. 
    La salle était vieille et haute. Partout brûlaient 
des petites chandelles vertes et roses 
dans les chandeliers d'étain minuscules. 
Contre les murs, les petites glaces rondes 
paraissaient des pièces de monnaie changées en 
miroirs. On ne reconnaissait les poupées 
d'entre les enfants que par leur immobilité. 
Car elles restaient assises dans leurs fauteuils, 
ou se coiffaient, les bras levés, devant de 
petites toilettes, ou elles étaient déjà couchées, 
le drap ramené jusqu'au menton, dans 
leurs petits lits de cuivre. Et le sol était 
jonché de la fine mousse verte qu'on met dans les 
bergeries de bois. 
    Il semblait que cette maison fût une prison 
ou un hôpital. Mais une prison où on enfermait 
des innocents pour les empêcher de 
souffrir, un hôpital où on guérissait du travail 
de la vie. Et Monelle était la geôlière et 
l'infirmière. 
    La petite Monelle regardait jouer les enfants. 
Mais elle était très pâle. Peut-être avait-elle 
faim. 
    — De quoi vivez-vous, Monelle ? lui dis-je 
tout à coup. 
    Et elle me répondit simplement : 
    — Nous ne vivons de rien. Nous ne savons pas. 
    Aussitôt elle se prit à rire. Mais elle était 
très faible. 
    Et elle s'assit au pied du lit d'un enfant qui 
était malade. Elle lui tendit une des petites 
bouteilles blanches, et resta longtemps penchée, 
les lèvres entrouvertes.
     
    Il y avait des enfants qui dansaient une 
ronde et qui chantaient à voix claire. Monelle 
leva un peu la main, et dit : 
    — Chut ! 
    Puis elle parla, doucement, avec ses petites 
paroles. Elle dit : 
    — Je crois que je suis malade. Ne vous en 
allez pas. Jouez autour de moi. Demain, une 
autre ira chercher de beaux jouets. Je resterai 
avec vous. Nous nous amuserons sans faire de 
bruit. Chut ! Plus tard, nous jouerons dans les 
rues et dans les champs, et on nous donnera à 
manger dans toutes les boutiques. Maintenant 
on nous forcerait à vivre comme les autres. Il 
faut attendre. Nous aurons beaucoup joué. 
    Monelle dit encore : 
    — Aimez-moi bien. Je vous aime tous. 
    Puis elle parut s'endormir près de l'enfant 
malade. 
    Tous les autres enfants la regardaient, la tête 
avancée. 
    Il y eut une petite voix tremblante qui dit 
faiblement : « Monelle est morte. » et il se fit 
un grand silence. 
    Les enfants apportèrent autour du lit les 
petites chandelles allumées. Et, pensant 
qu'elle dormait peut-être, ils rangèrent devant 
elle, comme pour une poupée, de petits 
arbres vert clair taillés en pointe et les placèrent 
parmi les moutons de bois blanc pour la regarder. 
Ensuite ils s'assirent et la guettèrent. Un peu 
de temps après, l'enfant malade, sentant que la 
joue de Monelle devenait froide, se mit à pleurer. 
    Il y avait un enfant qui avait eu coutume 
de jouer avec Monelle. C'était au temps 
ancien, quand Monelle n'était pas encore partie. 
Toutes les heures du jour, il les passait 
auprès d'elle, regardant trembler ses yeux. 
Elle riait sans cause et il riait sans cause. 
Quand elle dormait, ses lèvres entrouvertes 
étaient en travail de bonnes paroles. Quand 
elle s'éveillait, elle se souriait, sachant qu'il 
allait venir. 
    Ce n'était pas un véritable jeu qu'on jouait : 
car Monelle était obligée de travailler. Si 
petite, elle restait assise tout le jour derrière 
une vieille vitre pleine de poussière. La 
muraille d'en face était aveuglée de ciment, sous 
la triste lumière du nord. Mais les petits 
doigts de Monelle couraient dans le linge, 
comme s'ils trottaient sur une route de toile 
blanche et les épingles piquées sur ses genoux 
marquaient les relais. La main droite était 
ramassée comme un petit chariot de chair, et 
elle avançait, laissant derrière elle un sillon 
ourlé ; et crissant, crissant, l'aiguille dardait 
sa langue d'acier, plongeait et émergeait, 
tirant le long fil par son oeil d'or. Et la main 
gauche était bonne à voir, parce qu'elle caressait 
doucement la toile neuve, et la soulageait 
de tous ses plis, comme si elle avait bordé en 
silence les draps frais d'un malade. 
    Ainsi l'enfant regardait Monelle et se réjouissait 
sans parler, car son travail semblait 
un jeu, et elle lui disait des choses simples qui 
n'avaient point beaucoup de sens. Elle riait 
au soleil, elle riait à la pluie, elle riait à la 
neige. Elle aimait être chauffée, mouillée, gelée. 
Si elle avait de l'argent, elle riait, pensant 
qu'elle irait danser avec une robe nouvelle. Si elle 
était misérable, elle riait, pensant qu'elle 
mangerait des haricots, une grosse provision 
pour une semaine. Et elle songeait, ayant des 
sous, à d'autres enfants qu'elle ferait rire ; et 
elle attendait, sa petite main vide, de pouvoir 
se pelotonner et se nicher dans sa faim et sa 
pauvreté. 
    Elle était toujours entourée d'enfants qui 
la considéraient avec des yeux élargis. Mais 
elle préférait peut-être l'enfant qui venait 
passer près d'elle les heures du jour. Cependant 
elle partit et le laissa seul. Elle ne lui 
parla jamais de son départ, sinon qu'elle 
devint plus grave, et le regarda plus longtemps. 
Et il se souvint aussi qu'elle cessa 
d'aimer tout ce qui l'entourait : son petit 
fauteuil, les bêtes peintes qu'on lui apportait, 
et tous ses jouets, et tous ses chiffons. Et elle 
rêvait, le doigt sur la bouche, à d'autres choses. 
    Elle partit dans un soir de décembre, quand 
l'enfant n'était pas là. Portant à la main sa 
petite lampe haletante, elle entra, sans se 
retourner, dans les ténèbres. Comme l'enfant 
arrivait, il aperçut encore à l'extrémité noire 
de la rue étroite une courte flamme qui soupirait. 
Ce fut tout. Il ne revit jamais Monelle.
     
    Longtemps il se demanda pourquoi elle 
était partie sans rien dire. Il pensa qu'elle 
n'avait pas voulu être triste de sa tristesse. Il 
se persuada qu'elle était allée vers d'autres 
enfants qui avaient besoin d'elle. Avec sa 
petite lampe agonisante, elle était allée leur 
porter secours, le secours d'une flammèche 
rieuse dans la nuit. Peut-être avait-elle songé 
qu'il ne fallait pas l'aimer trop, lui seul, afin 
de pouvoir aimer aussi d'autres petits inconnus. 
Peut-être l'aiguille avec son oeil d'or 
ayant tiré le petit chariot de chair jusqu'au 
bout, jusqu'à l'extrême bout du sillon ourlé, 
Monelle était-elle devenue lasse de la route 
écrue de toile où trottaient ses mains. Sans 
doute elle avait voulu jouer éternellement. 
Et l'enfant n'avait point su le moyen du jeu 
éternel. Peut-être avait-elle désiré enfin voir 
ce qu'il y avait derrière la vieille muraille 
aveugle, dont tous les yeux étaient fermés, 
depuis les années, avec du ciment. Peut-être 
qu'elle allait revenir. Au lieu de dire : « au 
revoir, attends-moi, — sois sage ! » pour 
qu'il épiât le bruit de petits pas dans le 
corridor et le cliquètement de toutes les clés 
dans les serrures, elle s'était tue, et viendrait, 
par surprise, dans son dos, mettre deux 
menottes tièdes sur ses yeux — ah oui ! — et 
crierait : « coucou ! » avec la voix de l'oisillon 
revenu près du feu. 
    Il se rappela le premier jour qu'il la vit, 
sautillant comme une frêle blancheur flamboyante 
toute secouée de rire. Et ses yeux 
étaient des yeux d'eau où les pensées se mouvaient 
comme des ombres de plantes. Là, au 
détour de la rue, elle était venue, bonnement. 
Elle avait ri, avec des éclats lents, semblables 
à la vibration cessante d'une coupe de cristal. 
C'était au crépuscule d'hiver, et il y avait du 
brouillard ; cette boutique était ouverte —
ainsi. Le même soir, les mêmes choses autour, 
le même bourdon aux oreilles : l'année différente 
et l'attente. Il avançait avec précaution ; 
toutes les choses étaient pareilles, comme la 
première fois ; mais il l'attendait : n'était-ce 
pas une raison pour qu'elle vînt ? Et il tendait 
sa pauvre main ouverte à travers le brouillard. 
    
    Cette fois, Monelle ne sortit pas de l'inconnu. 
Aucun petit rire n'agita la brume. 
Monelle était loin, et ne se souvenait plus du 
soir ni de l'année. Qui sait ? Elle s'était glissée 
peut-être à la nuit dans la chambrette inhabitée 
et le guettait derrière la porte avec un 
tressaillement doux. L'enfant marcha sans 
bruit, pour la surprendre. Mais elle n'était 
plus là. Elle allait revenir, — oh ! oui, — elle 
allait revenir. Les autres enfants avaient eu 
assez de bonheur d'elle. C'était à son tour, 
maintenant. L'enfant entendit sa voix malicieuse 
murmurant : « Je suis sage aujourd'hui ! » 
petite parole disparue, lointaine, 
effacée comme une ancienne teinte, usée déjà 
par les échos du souvenir. 
    L'enfant s'assit patiemment. Là était le 
petit fauteuil d'osier, marqué de son corps, 
et le tabouret qu'elle aimait, et la petite 
glace plus chérie parce qu'elle était cassée, et 
la dernière chemisette qu'elle avait cousue, 
la chemisette « qui s'appelait Monelle » , dressée, 
un peu gonflée, attendant sa maîtresse. 
    Toutes les petites choses de la chambre 
l'attendaient. La table à ouvrage était restée 
ouverte. Le petit mètre dans sa boîte ronde 
allongeait sa langue verte, percée d'un anneau. 
La toile dépliée des mouchoirs se soulevait 
en petites collines blanches. Les pointes 
des aiguilles se dressaient derrière, semblables 
à des lances embusquées. Le petit dé de fer 
ouvragé était un chapeau d'armes abandonné. 
Les ciseaux ouvraient indolemment la gueule 
comme un dragon d'acier. Ainsi tout dormait 
dans l'attente. Le petit chariot de chair, 
souple et agile, ne circulait plus, versant sur 
ce monde enchanté sa tiède chaleur. Tout 
l'étrange petit château de travail sommeillait. 
L'enfant espérait. La porte allait s'ouvrir, 
doucement ; la flammèche rieuse volèterait ; 
les collines blanches s'étaleraient ; les fines 
lances se choqueraient ; le chapeau d'armes 
retrouverait sa tête rose ; le dragon d'acier 
claquerait rapidement de la gueule, et le petit 
chariot de chair trottinerait partout, et la voix 
effacée dirait encore : « Je suis sage 
aujourd'hui ! » — Est-ce que les miracles n'arrivent 
pas deux fois ? 
    J'arrivai dans un lieu très étroit et obscur, 
mais parfumé d'une odeur triste de violettes 
étouffées. Et il n'y avait nul moyen 
d'éviter cet endroit, qui est comme un long 
passage. Et, tâtonnant autour de moi, je touchai 
un petit corps ramassé comme jadis 
dans le sommeil, et je frôlai des cheveux, et 
je passai la main sur une figure que je connaissais, 
et il me parut que la petite figure se 
fronçait sous mes doigts, et je reconnus que 
j'avais trouvé Monelle qui dormait seule en 
ce lieu obscur. 
    Je m'écriai de surprise, et je lui dis, car 
elle ne pleurait ni ne riait : 
    — Ô Monelle ! es-tu donc venue dormir 
ici, loin de nous, comme une patiente gerboise 
dans le creux du sillon ? 
    Et elle élargit ses yeux et entrouvrit ses 
lèvres, comme autrefois, lorsqu'elle ne comprenait 
point, et qu'elle implorait l'intelligence 
de celui qu'elle aimait. 
    — Ô Monelle, dis-je encore, tous les 
enfants pleurent dans la maison vide ; et les 
jouets se couvrent de poussière, et la petite 
lampe s'est éteinte, et tous les rires qui étaient 
dans tous les coins se sont enfuis, et le 
monde est retourné au travail. Mais nous te 
pensions ailleurs. Nous pensions que tu 
jouais loin de nous, en un lieu où nous ne 
pouvons parvenir. Et voici que tu dors, 
nichée comme un petit animal sauvage, au-dessous 
de la neige que tu aimais pour sa blancheur. 
    Alors elle parla, et sa voix était la même, 
chose étrange, en ce lieu obscur, et je ne pus 
m'empêcher de pleurer, et elle essuya mes larmes 
avec ses cheveux, car elle était très dénuée. 
    — Ô mon chéri, dit-elle, il ne faut point 
pleurer ; car tu as besoin de tes yeux pour 
travailler, tant qu'on vivra en travaillant, et 
les temps ne sont pas venus. Et il ne faut pas 
rester en ce lieu froid et obscur. 
    Et je sanglotai alors et lui dis : 
    — Ô Monelle, mais tu craignais les ténèbres ? 
    — Je ne les crains plus, dit-elle. 
    — Ô Monelle, mais tu avais peur du froid 
comme de la main d'un mort ? 
    — Je n'ai plus peur du froid, dit-elle. 
    — Et tu es toute seule ici, toute seule, 
étant enfant, et tu pleurais quand tu étais seule. 
    — Je ne suis plus seule, dit-elle ; car j'attends. 
    — Ô Monelle, qui attends-tu, dormant 
roulée en ce lieu obscur ? 
    — Je ne sais pas, dit-elle ; mais j'attends. 
Et je suis avec mon attente. 
    Et je m'aperçus alors que tout son petit 
visage était tendu vers une grande espérance. 
    — Il ne faut pas rester ici, dit-elle encore, 
en ce lieu froid et obscur, mon aimé ; retourne 
vers tes amis. 
    — Ne veux-tu point me guider et m'enseigner, 
Monelle, pour que j'aie aussi la 
patience de ton attente ? Je suis si seul ! 
    — Ô mon aimé, dit-elle, je serais malhabile 
à t'enseigner comme autrefois, quand 
j'étais, disais-tu, une petite bête ; ce sont des 
choses que tu trouveras sûrement par longue 
et laborieuse réflexion, ainsi que je les ai vues 
tout d'un coup pendant que je dors. 
    — Es-tu nichée ainsi, Monelle, sans le 
souvenir de ta vie passée, ou te souviens-tu 
encore de nous ? 
    — Comment pourrais-je, mon aimé, t'oublier ? 
Car vous êtes dans mon attente, contre 
laquelle je dors ; mais je ne puis expliquer. 
Tu te rappelles, j'aimais beaucoup la terre, et 
je déracinais les fleurs pour les replanter ; tu 
te rappelles, je disais souvent : « Si j'étais un 
petit oiseau, tu me mettrais dans ta poche, 
quand tu partirais. » Ô mon aimé, je suis ici 
dans la bonne terre, comme une graine noire, 
et j'attends d'être petit oiseau. 
    — Ô Monelle, tu dors avant de t'envoler 
très loin de nous. 
    — Non, mon aimé, je ne sais si je m'envolerai ; 
car je ne sais rien. Mais je suis roulée en 
ce que j'aimais, et je dors contre mon attente. 
Et avant de m'endormir, j'étais une petite 
bête, comme tu disais, car j'étais pareille à un 
vermisseau nu. Un jour nous avons trouvé 
ensemble un cocon tout blanc, tout soyeux, 
et qui n'était percé d'aucun trou. Méchant, tu 
l'as ouvert, et il était vide. Penses-tu que la 
petite bête ailée n'en était pas sortie ? Mais 
personne ne peut savoir comment. Et elle 
avait dormi longtemps. Et avant de dormir 
elle avait été un petit ver nu ; et les petits vers 
sont aveugles. Figure-toi, mon aimé (ce n'est 
pas vrai, mais voilà comme je pense souvent), 
que j'ai tissé mon petit cocon avec ce que 
j'aimais, la terre, les jouets, les fleurs, les 
enfants, les petites paroles, et le souvenir de 
toi, mon aimé ; c'est une niche blanche et 
soyeuse, et elle ne me paraît pas froide ni 
obscure. Mais elle n'est peut-être pas ainsi 
pour les autres. Et je sais bien qu'elle ne 
s'ouvrira point, et qu'elle restera fermée 
comme le cocon d'autrefois. Mais je n'y serai 
plus, mon aimé. Car mon attente est de m'en 
aller ainsi que la petite bête ailée ; personne 
ne peut savoir comment. Et où je veux aller, 
je n'en sais rien ; mais c'est mon attente. Et 
les enfants aussi, et toi, mon aimé, et le jour 
où on ne travaillera plus sur terre sont mon 
attente. Je suis toujours une petite bête, mon 
aimé ; je ne sais pas mieux expliquer. 
    — Il faut, il faut, dis-je, que tu sortes avec 
moi de ce lieu obscur, Monelle ; car je sais 
que tu ne penses pas ces choses ; et tu t'es 
cachée pour pleurer ; et puisque je t'ai trouvée 
enfin toute seule, dormant ici, toute seule, 
attendant ici, viens avec moi, viens avec moi, 
hors de ce lieu obscur et étroit. 
    — Ne reste pas, ô mon aimé, dit Monelle, 
car tu souffrirais beaucoup ; et moi, je ne peux 
venir, car la maison que je me suis tissée est 
toute fermée, et ce n'est point ainsi que j'en 
sortirai. 
    Alors Monelle mit ses bras autour de mon 
cou, et son baiser fut pareil, chose étrange, à 
ceux d'autrefois, et voilà pourquoi je pleurai 
encore, et elle essuya mes larmes avec ses 
cheveux. 
    — Il ne faut pas pleurer, dit-elle, si tu ne 
veux m'affliger dans mon attente ; et peut-être 
n'attendrai-je pas si longtemps. Ne sois 
donc plus désolé. Car je te bénis de m'avoir 
aidée à dormir dans ma petite niche soyeuse 
dont la meilleure soie blanche est faite de toi, 
et où je dors maintenant, roulée sur moi-même. 
    Et comme autrefois, dans son sommeil, 
Monelle se pelotonna contre l'invisible et 
me dit : « Je dors, mon aimé. » 
    Ainsi, je la trouvai ; mais comment serai-je 
sûr de la retrouver dans ce lieu très étroit et 
obscur ? 
    Je lisais cette nuit-là, et mon doigt suivait 
les lignes et les mots ; mes pensées étaient 
ailleurs. Et autour de moi tombait une pluie 
noire, oblique et acérée. Et le feu de ma 
lampe éclairait les cendres froides de l'âtre. 
Et ma bouche était pleine d'un goût de souillure 
et de scandale ; car le monde me semblait 
obscur et mes lumières étaient éteintes. Et 
trois fois je m'écriai : 
    — Je voudrais tant d'eau bourbeuse pour 
étancher ma soif d'infamie. 
    » Ô je suis avec le scandaleux : tendez vos 
doigts vers moi ! 
    » Il faut les frapper de boue, car ils ne me 
méprisent point. 
    » Et les sept verres pleins de sang m'attendront 
sur la table et la lueur d'une couronne 
d'or étincellera parmi. » 
    Mais une voix retentit, qui ne m'était point 
étrangère, et le visage de celle qui parut ne 
m'était point inconnu. Et elle criait ces paroles : 
    — Un royaume blanc ! un royaume 
blanc ! je connais un royaume blanc ! 
    Et je détournai la tête et lui dis, sans 
surprise : 
    — Petite tête menteuse, petite bouche qui 
ment, il n'est plus de rois ni de royaumes. Je 
désire vainement un royaume rouge : car le 
temps est passé. Et ce royaume-ci est noir, 
mais ce n'est point un royaume ; car un peuple 
de rois ténébreux y agitent leurs bras. Et il 
n'y a nulle part dans le monde un royaume 
blanc, ni un roi blanc. 
    Mais elle cria de nouveau ces paroles : 
    — Un royaume blanc ! un royaume blanc ! 
je connais un royaume blanc ! 
    Et je voulus lui saisir la main ; mais elle 
m'éluda. 
    — Ni par la tristesse, dit-elle, ni par la 
violence. Cependant il y a un royaume blanc. 
Viens avec mes paroles ; écoute. 
    Et elle demeura silencieuse ; et je me souvins. 
    — Ni par le souvenir, dit-elle. Viens avec 
mes paroles ; écoute. 
    Et elle demeura silencieuse ; et je m'entendis 
penser. 
    — Ni par la pensée, dit-elle. Viens avec 
mes paroles ; écoute. 
    Et elle demeura silencieuse. 
    Alors je détruisis en moi la tristesse de 
mon souvenir, et le désir de ma violence, et 
toute mon intelligence disparut. Et je restai 
dans l'attente. 
    — Voici, dit-elle, et tu verras le royaume, 
mais je ne sais si tu y entreras. Car je suis 
difficile à comprendre, sauf pour ceux qui ne 
comprennent pas ; et je suis difficile à saisir, 
sauf pour ceux qui ne saisissent plus ; et je 
suis difficile à reconnaître, sauf pour ceux qui 
n'ont point de souvenir. En vérité, voici que 
tu m'as, et tu ne m'as plus. Écoute. 
    Alors j'écoutai dans mon attente. 
    Mais je n'entendis rien. Et elle secoua la 
tête et me dit : 
    — Tu regrettes ta violence et ton souvenir, 
et la destruction n'en est point achevée. Il 
faut détruire pour obtenir le royaume blanc. 
Confesse-toi et tu seras délivré ; remets entre 
mes mains ta violence et ton souvenir, et je 
les détruirai ; car toute confession est une 
destruction. 
    Et je m'écriai : 
    — Je te donnerai tout, oui, je te donnerai 
tout. Et tu le porteras et tu l'anéantiras, car 
je ne suis plus assez fort. 
    J'ai désiré un royaume rouge. Il y avait des 
rois sanglants qui affilaient leurs lames. Des 
femmes aux yeux noircis pleuraient sur des 
jonques chargées d'opium. Plusieurs pirates 
enterraient dans le sable des îles des coffres 
lourds de lingots. Toutes les prostituées 
étaient libres. Les voleurs croisaient les 
routes sous le blême de l'aube. Beaucoup de 
jeunes filles se gavaient de gourmandise et 
de luxure. Une troupe d'embaumeuses dorait 
des cadavres dans la nuit bleue. Les enfants 
désiraient des amours lointaines et des 
meurtres ignorés. Des corps nus jonchaient 
les dalles des étuves chaudes. Toutes choses 
étaient frottées d'épices ardentes et éclairées 
de cierges rouges. Mais ce royaume s'est 
enfoncé sous la terre, et je me suis éveillé au 
milieu des ténèbres. 
    Et alors j'ai eu un royaume noir qui n'est 
pas un royaume : car il est plein de rois qui 
se croient des rois et qui l'obscurcissent de 
leurs oeuvres et de leurs commandements. Et 
une sombre pluie le trempe nuit et jour. Et 
j'ai erré longtemps par les chemins, jusqu'à 
la petite lueur d'une lampe tremblante qui 
m'apparut au centre de la nuit. La pluie 
mouillait ma tête ; mais j'ai vécu sous la petite 
lampe. Celle qui la tenait se nommait Monelle, 
et nous avons joué tous deux dans ce royaume 
noir. Mais un soir la petite lampe s'est éteinte 
et Monelle s'est enfuie. Et je l'ai cherchée 
longtemps parmi ces ténèbres : mais je ne puis 
la retrouver. Et ce soir je la cherchais dans les 
livres ; mais je la cherche en vain. Et je suis 
perdu dans le royaume noir ; et je ne puis 
oublier la petite lueur de Monelle. Et j'ai 
dans la bouche un goût d'infamie. 
    Et sitôt que j'eus parlé, je sentis que la 
destruction s'était faite en moi, et mon attente 
s'éclaira d'un tremblement et j'entendis les 
ténèbres et sa voix disait : 
    — Oublie toutes choses, et toutes choses 
te seront rendues. Oublie Monelle et elle te 
sera rendue. Telle est la nouvelle parole. 
Imite le tout petit chien, dont les yeux ne sont 
pas ouverts et qui cherche à tâtons une niche 
pour son museau froid. 
    Et celle qui me parlait cria : 
    — Un royaume blanc ! un royaume blanc ! 
je connais un royaume blanc ! 
    Et je fus accablé d'oubli et mes yeux 
s'irradièrent de candeur. 
    Et celle qui me parlait cria : 
    — Un royaume blanc ! un royaume blanc ! 
je connais un royaume blanc ! 
    Et l'oubli pénétra en moi et la place de 
mon intelligence devint profondément candide. 
    Et celle qui me parlait cria encore : 
    — Un royaume blanc ! un royaume blanc ! 
je connais un royaume blanc ! Voici la clef 
du royaume : dans le royaume rouge est un 
royaume noir ; dans le royaume noir est un 
royaume blanc ; dans le royaume blanc... 
    — Monelle, criai-je, Monelle ! Dans le 
royaume blanc est Monelle ! 
    Et le royaume parut ; mais il était muré de 
blancheur. 
    Alors je demandai : 
    — Et où est la clef du royaume ? 
    Mais celle qui me parlait demeura taciturne. 
   Louvette me conduisit par un sillon vert 
jusqu'à la lisière du champ. La terre 
s'élevait plus loin, et à l'horizon une ligne 
brune coupait le ciel. Déjà les nuages enflammés 
penchaient vers le couchant. À la lueur 
incertaine du soir, je distinguai de petites 
ombres errantes. 
    — Tout à l'heure, dit-elle, nous verrons 
s'allumer le feu. Et demain, ce sera plus loin. 
Car ils ne demeurent nulle part. Et ils 
n'allument qu'un feu en chaque endroit. 
    — Qui sont-ils ? demandai-je à Louvette. 
    — On ne sait pas. Ce sont des enfants 
vêtus de blanc. Il y en a qui sont venus de nos 
villages. Et d'autres marchent depuis longtemps. 
    Nous vîmes briller une petite flamme qui 
dansait sur la hauteur. 
    — Voilà leur feu, dit Louvette. Maintenant 
nous pourrons les trouver. Car ils séjournent 
la nuit où ils ont fait leur foyer, et le 
jour suivant ils quittent la contrée. 
    Et quand nous arrivâmes à la crête où 
brûlait la flamme, nous aperçûmes beaucoup 
d'enfants blancs autour du feu. 
    Et parmi eux, semblant leur parler et les 
guider, je reconnus la petite vendeuse de 
lampes que j'avais rencontrée autrefois dans 
la cité noire et pluvieuse. 
    
    Elle se leva d'entre les enfants, et me dit : 
    
    — Je ne vends plus les petites lampes 
menteuses qui s'éteignaient sous la pluie morne. 
    Car les temps sont venus où le mensonge a 
pris la place de la vérité, où le travail 
misérable a péri. 
    Nous avons joué dans la maison de Monelle ; 
mais les lampes étaient des jouets et la 
maison un asile. 
    Monelle est morte ; je suis la même Monelle, 
et je me suis levée dans la nuit, et les petits 
sont venus avec moi, et nous irons à travers 
le monde. 
    
    Elle se tourna vers Louvette : 
    — Viens avec nous, dit-elle, et sois heureuse 
dans le mensonge.
     
    Et Louvette courut parmi les enfants et fut 
vêtue pareillement de blanc.
     
    — Nous allons, reprit celle qui nous 
guidait, et nous mentons à tout venant afin 
de donner de la joie. 
    Nos jouets étaient des mensonges, et 
maintenant les choses sont nos jouets. 
    Parmi nous, personne ne souffre et personne 
ne meurt : nous disons que ceux-là 
s'efforcent de connaître la triste vérité, qui 
n'existe nullement. Ceux qui veulent connaître 
la vérité s'écartent et nous abandonnent. 
    Au contraire, nous n'avons aucune foi dans 
les vérités du monde ; car elles conduisent à 
la tristesse. 
    Et nous voulons mener nos enfants vers la joie. 
    Maintenant les grandes personnes pourront 
venir vers nous, et nous leur enseignerons 
l'ignorance et l'illusion. 
    Nous leur montrerons les petites fleurs des 
champs, telles qu'ils ne les ont point vues ; 
car chacune est nouvelle. 
    Et nous nous étonnerons de tout pays que 
nous verrons ; car tout pays est nouveau. 
    Il n'y a point de ressemblances en ce 
monde, et il n'y a point de souvenirs pour nous. 
    Tout change sans cesse, et nous nous 
sommes accoutumés au changement. 
    Voilà pourquoi nous allumons un feu 
chaque soir dans un endroit différent ; et 
autour du feu nous inventons pour le plaisir 
de l'instant les histoires des pygmées et des 
poupées vivantes. 
    Et quand la flamme s'est éteinte, un autre 
mensonge nous saisit ; et nous sommes joyeux 
de nous en étonner. 
    Et le matin nous ne connaissons plus nos 
visages : car peut-être que les uns ont désiré 
apprendre la vérité et les autres ne se 
souviennent plus que du mensonge de la veille. 
    Ainsi nous passons à travers les contrées, 
et on vient vers nous en foule et ceux qui 
nous suivent deviennent heureux. 
    Alors que nous vivions dans la ville, on 
nous contraignait au même travail, et nous 
aimions les mêmes personnes ; et le même travail 
nous lassait, et nous nous désolions de 
voir les personnes que nous aimions souffrir 
et mourir. 
    Et notre erreur était de nous arrêter ainsi 
dans la vie, et, restant immobiles, de regarder 
couler toutes choses, ou d'essayer d'arrêter la 
vie et de nous construire une demeure éternelle 
parmi les ruines flottantes. 
    Mais les petites lampes menteuses nous 
ont éclairé le chemin du bonheur. 
    Les hommes cherchent leur joie dans le 
souvenir, et résistent à l'existence, et 
s'enorgueillissent de la vérité du monde, qui n'est 
plus vraie, étant devenue vérité. 
    Ils s'affligent de la mort, qui n'est pourtant 
que l'image de leur science et de leurs lois 
immuables ; ils se désolent d'avoir mal choisi 
dans l'avenir qu'ils ont calculé suivant des 
vérités passées, où ils choisissent avec des 
désirs passés. 
    Pour nous, tout désir est nouveau et nous 
ne désirons que le moment menteur ; tout 
souvenir est vrai, et nous avons renoncé à 
connaître la vérité. 
    Et nous regardons le travail comme funeste, 
puisqu'il arrête notre vie et la rend semblable 
à elle-même. 
    Et toute habitude nous est pernicieuse ; car 
elle nous empêche de nous offrir entièrement 
aux mensonges nouveaux. 
    Telles furent les paroles de celle qui nous 
guidait. 
    Et je suppliai Louvette de revenir avec moi 
chez ses parents ; mais je vis bien dans ses 
yeux qu'elle ne me reconnaissait plus. 
    
    Toute la nuit, je vécus dans un univers de 
songes et de mensonges et j'essayai d'apprendre 
l'ignorance et l'illusion et l'étonnement 
de l'enfant nouveau-né. 
    Puis les petites flammes dansantes s'affaissèrent. 
    Alors, dans la triste nuit, j'aperçus des enfants 
candides qui pleuraient, n'ayant pas 
encore perdu la mémoire. 
    Et d'autres furent pris soudainement par 
la frénésie du travail, et ils coupaient des épis 
et les liaient en gerbes dans l'ombre. 
    Et d'autres, ayant voulu connaître la vérité, 
tournèrent leurs petites figures pâles vers les 
cendres froides, et moururent frissonnants 
dans leurs robes blanches. 
    
    Mais quand le ciel rose palpita, celle qui 
nous guidait se leva et ne se souvint pas de 
nous, ni de ceux qui avaient voulu connaître 
la vérité, et elle se mit en marche, et beaucoup 
d'enfants blancs la suivirent. 
    Et leur bande était joyeuse et ils riaient 
doucement de toutes choses. 
    Et lorsque le soir arriva, ils bâtirent de 
nouveau leur feu de paille. 
    Et de nouveau les flammes s'abaissèrent, 
et vers le milieu de la nuit les cendres 
devinrent froides. 
    
    Alors Louvette se souvint, et elle préféra 
aimer et souffrir, et elle vint près de moi avec 
sa robe blanche, et nous nous enfuîmes tous 
deux à travers la campagne.